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TROP CONSCIENTS POUR SE REVOLTER

Publié le 2 janvier 2006

La révolte qui a suivi la mort des deux jeunes de Clichy était propice à remettre en question toute la politique actuelle. Or, cela n’a pas été le cas, au contraire. Avec la proclamation de l’état d’urgence, un pas de plus a été franchi. L’absence de solidarité de la part de mouvements politiques qui se disent révolutionnaires ou libertaires est en partie responsable de ce résultat néfaste. Pour tenter de justifier cette absence de solidarité envers la population des banlieues, deux prétextes ont été martelés du début à la fin : "l’absence de conscience politique" et la "violence" des manifestants. Constatons tout d’abord que, dans la bouche de "révolutionnaires", ces deux prétextes sont d’autant plus malvenus qu’ils renforcent la thèse du pouvoir, un pouvoir qui présente systématiquement l’action de ces populations sous l’éclairage de la "délinquance", en faisant semblant d’oublier qu’il s’agit d’une réaction à l’extrême violence sociétale qu’elles subissent.

Constatons également que ce qui a été posé en banlieue, ce sont bel et bien des actes politiques. Les militants "conscients" et "responsables", en niant le sens de ces actes, en les disqualifiant par un discours calqué sur celui du pouvoir, ont contribué à l’isolement humain et moral des révoltés et finalement à notre défaite à tous. Un tel comportement n’est pas prêt d’être oublié par la fraction du prolétariat qu’ils ont aussi lamentablement abandonnée.

 

ARLETTE, LES VOYOUS ET LES TRAFIQUANTS

De la même façon que sous une dictature certains se déclarent trop intelligents pour penser, affichant ainsi une spirituelle lâcheté, les militants officiels d’extrême gauche se sont déclarés trop conscients pour se révolter. Commode. Trop commode. Sur ce sujet Lutte Ouvrière a été la plus clairement fidèle à une certaine tradition marxiste qui repose sur une hiérarchisation de la population : il y aurait, tout au-dessus du panier ceux qui ont bien compris Marx (en l’occurrence, les militants de Lutte Ouvrière, qu’ils soient issus de la haute bourgeoisie ou du monde ouvrier), un peu en dessous l’élite ouvrière (qui n’a pas tout à fait bien compris Marx mais qui est désignée par celui-ci comme le principal acteur de la révolution à venir) et tout à fait en bas, le monde ouvrier le plus pauvre. Les premiers prétendent diriger les seconds et abominent les troisièmes, qu’ils nomment lumpenprolétariat, c’est à dire sous-prolétariat (en insistant bien sur le sens péjoratif de "sous"). Ils englobent dans sous ce dernier terme l’ensemble des individus réfractaires à leur interprétation de la conscience politique.

Avec cette conception de la vie, on peut écrire sans sourciller, comme le fait Arlette Laguiller, dans l’éditorial de l’hebdomadaire Lutte Ouvrière du 4 novembre 2005 : "C’est pourquoi lorsque les jeunes s’en prennent aux pompiers en tant que représentants de l’autorité, cela ne montre pas une bien grande conscience (...) La violence au quotidien dans ces quartiers est peut être le fait de voyous ou de trafiquants." La semaine suivante Arlette récidive : pour elle les violences témoignent parmi les "jeunes" d’une "absence de conscience sociale et de solidarité", alors que c’est de tout l’inverse qu’il s’agit : c’est bien en solidarité avec deux jeunes poussés par la pression policière à se réfugier dans un transformateur - et à y mourir - que les quartiers se sont embrasés, et, s’il y a une partie de la population qui comprend d’emblée ce qu’est l’antagonisme des puissants et des opprimés, c’est bien dans les banlieues qu’elle se trouve. Les propos des militants d’extrême gauche sont tellement influencés par les médias qui, pour servir les stratégies sarkoziennes, ont savamment mis en scène les "violences", que c’est à se demander s’ils ont une autre source d’information que le journal de TF1 !

 

IL FAUT SAUVER LA VOITURE DU SOLDAT KRIVINE

Pourtant, tous ces militants n’habitent pas dans le très chic XVIe (à Paris), le tout aussi chic quartier Ozenne (à Toulouse) ou la très mondaine place Stanislas (à Nancy). Alain Krivine, le leader historique de la Ligue communiste révolutionnaire (LCR), habite par exemple à Saint-Denis. Tout près d’une zone chaude. Grâce au contact privilégié avec le peuple que lui permet cette localisation, Alain a participé aux événements ... en défendant, contre les "casseurs", sa voiture et sa copropriété ! Laissons s’exprimer ce grand héros trotskiste. Certes, il reconnaît là une "explosion de l’exclusion" mais il est plus prolixe dans le magazine Marianne du 12 novembre 2005 lorsqu’il "reprend le récit de ces nuits folles où à soixante, ils font des rondes jusqu’à deux heures du matin pour éviter que la détresse n’attaque leurs murs. Cela crée des liens. Les réseaux de solidarité se sont renforcés, positive le leader trotskiste (...) Pourquoi ne pas embrigader les émeutiers pour la révolution ? Aucune organisation politique ne peut être comprise de ces jeunes réplique-t-il" et quand le journaliste lui indique que, lui, il va aller parler aux jeunes, Alain lui répond "presque inquiet ’vous verrez, c’est tout noir’."

La LCR a toujours été pragmatique. Lorsque l’émeute vient lécher les parkings et les murs des immeubles un peu plus cossus que ceux du reste de la zone, il s’agit d’abord pour elle de défendre la propriété. Des pratiques qui ne sont pas loin d’être celles d’une milice de petits propriétaires deviennent, dans la bouche d’Alain Krivine des "liens de solidarité" qui se renforcent. Pour peu, il nous ferait croire qu’un soviet était en création dans sa copropriété ! Quant à la conscience politique de la LCR, après quelques tergiversations, elle semble surtout avoir eu pour objectif de sauver la voiture d’Alain. En effet, si le 31 octobre un premier communiqué de la LCR dénonce la politique sécuritaire du pouvoir, dès le 3 novembre le ton change et cette même LCR s’aligne sur la position du Parti communiste (PC), lequel à corps et à cris, réclame le retour à l’ordre et la punition des émeutiers. Ainsi, peut-on lire dans le communiqué de la LCR daté du 3 novembre 2005 que "la vague de révolte et de violences suscite une inquiétude profonde parmi la population", ce qui permet à toute la gauche officielle, Parti communiste en tête, d’enclencher le discours selon lequel, pour retrouver la quiétude, "rétablir l’ordre est une urgence extrême", sans oublier de préciser que "Les responsables des violences et des dégradations doivent être sanctionnés" (Communiqué du Parti communiste français du 03/11/2005). Ceux qui, jour après jour, dégradent sciemment nos conditions de vie avec une violence à peine voilée peuvent dormir tranquille. C’est sur les opprimés que la gauche et l’extrême gauche appellent les "sanctions", pas sur leurs oppresseurs.

 

DES LIBERTAIRES : SILENCIEUX D’ABORD, INCOHERENTS ENSUITE

Chez ceux des libertaires qui prônent la "visibilité médiatique" (1), les réactions ont été encore plus tardives. A croire que cette "visibilité", dont ils font un axe essentiel de leur stratégie, n’est destinée qu’à leur permettre d’ajouter une signature sur les tracts des partis politiques ou à suivre les manifs plan-plan des syndicats. Quand l’ambiance se teinte de révolte, ce n’est plus à de la visibilité que nous assistons, ce n’est même pas à une humble discrétion, c’est carrément à une disparition corps et biens. Le silence initial des "libertaires visibles" est d’autant plus assourdissant que c’est à Paris que les événements ont débuté dès le 27 octobre 2005 et que c’est dans cette même ville que se trouve - de fait même quand la forme affichée est autre - la "tête" de ces organisations là.

Or, ce n’est qu’autour du 7 novembre 2005, plus de dix jours après le début des événements que les premiers - et bien piteux - communiqués de presse ont été rédigés. La lecture de ces écrits démontre surtout, s’il restait un doute, que le mouvement libertaire français a intégré le discours dominant sur la violence. Les communiqués d’Alternative libertaire (AL), de la Fédération anarchiste (FA), vont "regretter" la violence des manifestants. Le ton est lamentable et ne sort pas de la litanie médiatique : "Oui, il y a des raisons de se révolter, mais brûler des voitures, frapper au hasard ne fait que du tort." (Premier communiqué de la Fédération anarchiste, 8 novembre 2005).

Remarquons au passage que cette focalisation de toute la gauche et de l’extrême gauche sur les voitures brûlées est curieuse à de nombreux titre. Ne serait-ce que parce que ces milieux revendiquent souvent ... l’abandon de la voiture au profit des transports en commun ou du vélo.

Remarquons également que, sans amener aucune piste concrète, ces organisations semblent découvrir que l’expression de la révolte est toujours un mouvement contradictoire dans lequel le révolté met en jeu ses intérêts présents dans l’espoir d’un avenir meilleur. Alors oui, la révolte, surtout si elle est matée et contenue, s’effectue au détriment de ceux qui la font. C’est là un risque qu’apparemment les "anarchistes" français de la FA et AL ne sont pas prêts de courir.

Il aura également fallu beaucoup attendre pour savoir ce que pensait de la situation la CNT-Vignoles. Ensuite, les prises de position se sont multipliées. Mais, la seule conclusion que l’on puisse tirer de leur lecture, est l’invraisemblable incohérence de cette organisation. Ainsi, le titre du communiqué de "l’Union régionale de la région parisienne" est éclatant de radicalité : "Nous sommes tous de la racaille", proclame-t-il. Quel dommage qu’il ait fallu attendre le 11 novembre 2005 pour lire une affirmation aussi fière et aussi ... décalée.

Car, ce communiqué paraît quand, en région parisienne, le mouvement a pratiquement disparu. Et où est la cohérence avec le premier communiqué des Vignoles, bien moins fier, daté du 6 novembre 2005 : "Les enseignants de la CNT ne prônent pas bien sûr les incendies de voitures ni de bâtiments publics, mais ils ne prônent pas non plus la résignation". Ou, bien pire, avec l’éditorial du site web de l’Union régionale CNT-Vignoles d’Aquitaine (qui détient, c’est symbolique, le bureau national de cette organisation). Ce communiqué critique ouvertement les irresponsables ("la CNT regrette les comportements irresponsables d’une fraction de la jeunesse sacrifiée") avant de conclure, d’un peu compréhensible (vu le contenu de tout le texte) "Où est la vraie racaille ?" Bref, la confusion règne. Aux Vignoles, les uns dénoncent les "comportements irresponsables" et se demandent où est “la racaille” pendant que leurs camarades leurs répondent, certes avec un prudent retard : "C’est nous". Et il faut attendre le 13 novembre pour que, dans ces groupes qui se réclament du "syndicalisme révolutionnaire", on se rappelle qu’en cas de révolte, le minimum de l’action syndicaliste, c’est d’appeler à la grève en solidarité. Le mot de "grève" est finalement lâché le 13 novembre. Oui, mais le 13 novembre, tout était fini.

 

PENDANT LA REVOLTE, LE SPECTACLE CONTINUE

Des analyses aussi indigentes ne pouvaient que conduire à des actions tout aussi minables. La première manifestation parisienne a eu lieu le 9 novembre 2005. C’était bien tard : cela faisait une quinzaine de jours que la répression s’abattait sur les populations des quartiers de la région parisienne. Contre l’état d’urgence (dont ils ont justifié d’avance la proclamation par leur "inquiétude" et leurs appels à la répression) le PC, les Verts, la LCR et une multitude d’organisations rassemblent à grand-peine 300 personnes à Bobigny. Les organisations libertaires parisiennes quant à elles sont encore terrées. Rien n’est proposé, elles se contentent d’envoyer des communiqués aux médias. Le point d’orgue de ce monstrueux décalage se produit le 12 novembre, quand la machine répressive bat son plein.

Il y a ce moment-là en France près de 3 000 personnes, qui, après les avanies des gardes à vue, des coups et des insultes dans les commissariats, des perquisitions à leur domicile à coup de fusil à pompe pour faire sauter la serrure, sont préventivement en taule et défilent en comparution immédiate devant la justice. Il y a à ce moment-là des jeunes qui ont été gravement blessés au visage ou qui ont perdu un membre. Et il y a ce jour-là un concert de solidarité. Il est organisé par la CNT Vignoles, justement dans son local rue des Vignoles à Paris, en solidarité avec ... la CNT Vignoles. Vous avez bien lu : le 12 novembre, la solidarité des Vignoles va au syndicat de la communication des Vignoles, pas aux "racailles".

Trotskistes, "anars", "syndicalistes révolutionnaires", ... ont sur le fond (avec de très faibles nuances) un discours commun, réglé sur le discours du pouvoir. La mise en œuvre d’une mécanique unitaire réformiste et récupératrice, de plus en plus large, va, de se fait, se mettre en place tout "naturellement".

Le 13 novembre, la FA, le Mouvement de la jeunesse socialiste (MJS) et compagnie signent un appel selon lequel "L’action des forces de l’ordre (...) ne saurait être la seule réponse”. Ce qui est reconnaître que l’action des forces de répression est une des réponses socialement utiles. C’est tout simplement consternant, venant d’"anarchistes", qui ne s’arrêteront pas en aussi bon chemin. FA, CNT Vignoles, LO finiront par signer un appel commun à manifester contre l’état d’urgence le 16 novembre, devant le Sénat, avec le PC et le MJS (et cela bien que le Parti socialiste - dont le MJS fait partie - ait été tout à fait favorable au départ à cet état d’urgence).

Mais ni les uns ni les autres n’en sont plus à une contradiction près, même s’ils dégoûtent toute la population. C’est d’ailleurs pourquoi, l’appel pour la manif du 16, signé par presque toute la gauche, toute l’extrême gauche et cette partie du mouvement libertaire atteint de "visibilite chronique" (représenté par la FA et la CNT Vignoles) réunit à grand-peine 2 000 personnes à Paris (dont fort peu de banlieusards). Cet échec cuisant est la démonstration qu’il n’y a plus grand monde pour être dupe : on ne peut d’un côté appeler de ses vœux une politique répressive en demandant à ce que "l’ordre soit rétabli" (PC) contre des individus désignés comme "inconscients" (LO) ou "irresponsables" (CNT Vignoles), et d’autre part appeler à manifester contre l’état d’urgence, lequel n’est que la conséquence politique du discours tenu par les organisations signataires de l’appel du 16 novembre.

Cette bouffonnerie d’organisations qui se réclament du mouvement libertaire ou "syndicaliste révolutionnaire" est de nature à déconsidérer les idées qu’elles prétendent représenter aux yeux de tous les révoltés. Or, le développement et la concrétisation des idées libertaires est pour nous quelque chose d’essentiel (c’est bien entendu ce qui nous oblige à commenter l’attitude des organisations qui s’en réclament). Les événements de la Toussaint en France doivent amener tout militant à s’interroger et à faire des choix stratégiques. Qu’elle crédibilité peut-on accorder à des organisations qui non seulement n’ont rien apporté au débat mais qui, de plus, ont enfoncé les portes ouvertes par Sarkozy ? à des organisations qui exploitent une imagerie violente et qui sont largement absentes quand, justement, la violence qu’elles glorifient sur les "produits dérivés" qu’elles vendent (2) devient, un tout petit peu, réalité ?

Cette révolte était-elle ou non légitime ? Pour nous, à la CNT-AIT, c’était la seule question à se poser. Si oui, il fallait en assumer clairement les contradictions, et avoir le courage politique d’en payer éventuellement les conséquences. C’est ce que nous avons fait. Cela, parce que nous sommes persuadés que la place des militants révolutionnaires est avec les révoltés, lorsque cette révolte est légitime, et parce que ce n’est que de cette place que nous pourrons, avec eux, dépasser les contradictions inhérentes à toute révolte et passer de la révolte à la révolution.

Des militants Combat syndicaliste n°93

1. Le Combat syndicaliste de Midi-Pyrénées a lancé le débat sur ce thème.

1. Elles ont des catalogues pleins de tee-shirts ou de casquettes estampillés de poings, armes, bombes ou de slogans vengeurs. Elles soutiennent des groupes de variété dont le nom à lui seul est une exaltation de la lutte armée (Kochise, Brigada Flores Magon), diffusent des ouvrages sur Ravachol ou autres, utilisent des services d’ordre qui défilent en gonflant les muscles...

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