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Le mythe de l’alternance politique

Publié le 26 septembre 2011

Au sein de l’Europe, la France présente un contraste frappant avec d’autres pays  : que l’on pense à l’Espagne des Indignés, la Grèce de la révolte contre le FMI ou la Grande-Bretagne des émeutes, nous pourrions penser que la société française pourrait se montrer au moins aussi remuante que ses consoeurs dans des situations analogues. Or il n’en est rien, et le tumulte du monde ne semble pas avoir affecté l’hexagone, apparemment à l’abri de séismes aussi importants que les changements de régimes aux Maghreb et Machrek, ou les révoltes précitées. Les géographes pourraient décrire cela comme une insensibilité septentrionale au souffle méditerranéen.

Pourtant, la situation économique et sociale de la France présente des similitudes avec ces sociétés explosives. Le chômage de masse est installé et semble «  durable  » (à défaut de développement), avec une exclusion et un désespoir importants frappant des classes démographiques, les jeunes, et géographiques, les ghettos des périphéries urbaines. On assiste également à un tout début de prolétarisation des classes moyennes. Sur cette faillite sociale pèse évidemment le couvercle de l’État qui crée l’insécurité, et par là les conditions de la répression, par une restriction des libertés publiques, la désignation de classes de boucs émissaires et l’agressivité guerrière à l’extérieur. Voici le lamentable panorama, très classique, des agissements de l’État-Nation, auquel il faut adjoindre la lèpre du Capital qui contamine l’économie réelle par le biais de la spéculation sur l’infâme signe monétaire.

Comment expliquer cette apathie relative dans l’espace français ? Il s’est bien trouvé des analystes politiques appointés pour invoquer un chômage des jeunes un peu moindre, une organisation politique du mouvement défaillante ou une vigilance policière plus prompte à museler les départs de feu. Le journalisme a ceci de paradoxal qu’en fait de nouveauté, il ne nous sert jamais rien que de très prévisible. À aucun moment ne seront évoqués les médias qui ne relayent jamais les luttes ou les dénigrent, ni les centrales syndicales réformistes qui les épaulent à la manière du boa, pour mieux les étouffer. Je souhaiterais cependant ici développer un élément à mon sens pertinent d’explication, à savoir la puissance neutralisante d’un mythe à l’œuvre dans la politique en France, celui de l’alternance.

L’alternance politique est un mythe politique [1] en France. On pourrait le définir comme le sentiment irrationnel, l’espoir, qu’à l’issue de l’affrontement réglé de candidats, l’élu va inaugurer une ère nouvelle. Irrationnel car il paraît bizarre, dans un pays soi-disant démocratique et républicain, de cristalliser tous les espoirs de changement sur le nom d’une personne, d’un individu, espoirs basés d’ailleurs sur l’élimination progressive des autres, de la minorité. Irrationnel car cet « affrontement électoral » augure un changement, mais que personne ne s’interroge sur la désignation des augures [2]  ! Irrationnel enfin car cette « lutte » personnalisée supprime ou remplace toute forme de lutte collective. La comparaison européenne peut être ici assez intéressante car il faut constater que les pays où ce mythe n’est plus à l’œuvre sont ceux qui voient, de fait, la vanité de l’espoir né d’une alternance. Les populations grecques et espagnoles souffrent d’une politique ultra-libérale dictée par le FMI, alors qu’elles sont dirigées par la Gôche (PSOE et PASOK)  : ce n’est donc évidemment pas l’alternance qui va améliorer quoi que ce soit. En France, où les socio-démocrates n’ont pas dirigé l’État depuis dix ans, l’idée que quelque chose va changer avec eux, qu’ils pourront mieux faire, est à l’œuvre, (bien qu’évidemment basée sur un raisonnement fallacieux qui veut qu’un candidat opposé à un autre pense différemment de lui, ce qui n’a rien à voir).

  I. Un goût structurel pour des héros vainqueurs qui ne changeront rien

Cependant, si l’on approfondit la question, on se rend aussi compte qu’un certain nombre de personnes n’ont pas d’illusions sur les effets de l’alternance, mais prennent position en souhaitant la victoire de tel ou tel, même si l’issue est vaine. Mécanisme de fascination pour le processus électoral qu’il convient d’analyser. Rappelons ici quelques bases de notre chère culture, à savoir le goût pour les héros, et surtout des héros jeunes et nouveaux. Le cas typique est David, vainqueur de Goliath, et repris en exemple par les rois de France, « nouveaux David du royaume » [3] :

« Un champion sortit du camp philistin. Il s’appelait Goliath et il était de Gath. [...] 8. Il se campa, et il interpella les lignes d’Israël. Il leur dit : ‘’A quoi bon sortir vous ranger en bataille ? Ne suis-je pas le Philistin et vous, des esclaves de Saül ? Choisissez-vous un homme et qu’il descende vers moi ! 9. S’il est assez fort pour lutter avec moi et qu’il me batte, nous serons vos esclaves. Si je suis plus fort que lui et que je le batte, vous serez nos esclaves et vous nous servirez’’. 10. Le Philistin dit : ‘’Moi, aujourd’hui, je lance le défi aux lignes d’Israël : donnez-moi un homme, pour que nous combattions ensemble !’’ 11. Saül et tout Israël entendirent ces paroles du Philistin et furent écrasés de terreur.  » (Samuel 17,4)

Symptôme du goût structurel pour une alternance qui n’apporte aucun changement, l’enthousiasme des populations pour les rois nouvellement sacrés jusqu’à la Révolution française. D’ailleurs, ne parle-t-on pas d’«  état de grâce  » pour les présidents nouvellement élus ? (ce qui est assez croquignol pour une république laïque). Ce phénomène s’apparente à un rituel, car il comporte plusieurs étapes obligatoires, à savoir : la sélection des candidats, avec leur équipe, la campagne, le combat, qui peut connaître deux phases, avec l’élimination des moins valeureux jusqu’au duel final. Nous y reconnaîtrons des épopées militaires décrites par Plutarque, un tournoi au Moyen-Âge, la légende de Bonaparte ou le championnat d’un sport quelconque, le processus est le même : il y a un goût pour le spectacle du championnat, et pour le champion qui en est issu, en sport comme en politique.

  II. L’imposture d’un Contrat Social qui donne l’illusion d’un changement de régime

Le problème fondamental est donc que la représentation politique est régie à peu près par les mêmes lois sous une république que sous une monarchie, avec le même fonctionnement complètement irrationnel attribuant des vertus sacrées et particulières à des candidats sélectionnés et élus (qui, la science médicale le déclare, ne sont pourtant pas différents de vous et moi). Le responsable de cette absence de rupture dans les fonctions sacramentelles amenées par la conduite de l’État, c’est J.J. Rousseau et son Contrat Social, qui a fourbi les outils nécessaires à la préservation de l’État et de ses héros malgré la rupture avec une réalité métaphysique (celle de la monarchie de Droit Divin). Rousseau propose un État dont les héros sont adoubés, sacrés par la souveraineté populaire (toujours introuvable ailleurs), de loin en loin, tant que ce charme, ce charisme fonctionne pour subjuguer les masses.

Proudhon fut le premier à sonner la charge [4] contre cette forme de Contrat Social qui donne l’illusion d’une liberté pour mieux la reprendre, le contrat étant présigné et maintenu par la main de fer d’un notaire qui s’appelle l’État, le tout reposant sur une défiance et un mépris de l’homme.

« Rousseau[...] part, dans son programme de démagogie, comme dans son Traité d’éducation, de la supposition mensongère, spoliatrice, homicide, que l’individu seul est bon, que la société le déprave ; qu’il convient à l’homme en conséquence de s’abstenir le plus possible de toute relation avec ses semblables, et que tout ce que nous avons à faire en ce bas monde, en restant dans notre isolement systématique, c’est de former entre nous une assurance mutuelle pour la protection de nos personnes et de nos propriétés, le surplus, à savoir la chose économique, la seule essentielle, abandonné au hasard de la naissance et de la spéculation, et soumis, en cas de litige, à l’arbitrage de praticiens électifs, jugeant d’après des rubriques à eux, ou selon les lumières de l’équité naturelle. En deux mots, le contrat social, d’après Rousseau, n’est autre chose que l’alliance offensive et défensive de ceux qui possèdent contre ceux qui ne possèdent pas, et la part qu’y prend chaque citoyen est la police qu’il est tenu d’acquitter, au prorata de sa fortune, et selon l’importance des risques que le paupérisme lui fait courir.

C’est ce pacte de haine, monument d’incurable misanthropie ; c’est cette coalition des barons de la propriété, du commerce et de l’industrie contre les déshérités du prolétariat, ce serment de guerre sociale enfin, que Rousseau, avec une outrecuidance que je qualifierais de scélérate si je croyais au génie de cet homme, appelle Contrat social ! » (IGR - page 129-130)

Proudhon continue de pourfendre la théorie de Rousseau en montrant bien que la tyrannie sécularisée passe par des élections qui donnent l’illusion d’un changement quand le pseudo-Contrat Social odieux continue.

« Après avoir posé en principe que le peuple est seul souverain, qu’il ne peut être représenté que par lui-même, que la loi doit être l’expression de la volonté de tous, et autres banalités superbes à l’usage de tous les tribuns, Rousseau abandonne subtilement sa thèse et se jette de côté. D’abord, à la volonté générale, collective, indivisible, il substitue la volonté de la majorité ; puis, sous prétexte qu’il n’est pas possible à une nation d’être occupée du matin au soir de la chose publique, il revient, par la voie électorale, à la nomination de représentants ou mandataires qui légiféreront au nom du peuple et dont les décrets auront force de lois. Au lieu d’une transaction directe, personnelle sur ses intérêts, le citoyen n’a plus que la faculté de choisir ses arbitres à la pluralité des voix. Cela fait, Rousseau se trouve à l’aise. La tyrannie, se réclamant de droit divin, était odieuse ; il la réorganise et la rend respectable en la faisant, dit-il, dériver du peuple.  » (IGR - page 131)

Bakounine [5] dénonça à son tour cette imposture et cette confiscation des pouvoirs de l’assemblée générale.

«  Nous avons dit que l’homme n’est pas seulement l’être le plus individuel de la terre, — il en est encore le plus social. Ce fut une grande erreur de la part de J.J. Rousseau d’avoir pensé que la société primitive ait été établie par un contrat libre, formé par des sauvages. [...] Un contrat tacite ! C’est-à-dire un contrat sans paroles et par conséquent sans pensée et sans volonté — un révoltant non sens ! Une absurde fiction, et, ce qui plus est, une méchante fiction ! Une indigne supercherie ! car il suppose que, alors que je n’étais en état ni de vouloir, ni de penser, ni de parler — parce que je me suis laissé tondre sans protester, j’ai pu consentir, pour moi-même, et pour ma descendance tout entière, à un éternel esclavage !
Les conséquences du contrat social sont en effet funestes, parce qu’elles aboutissent à l’absolue domination de l’État. Et pourtant le principe, pris au point de départ, semble excessivement libéral.
 » (FSA pages 139-140)

Bakounine développe en particulier plusieurs aspects des conséquences de cette théorie, aspects qui nous intéressent ici. Le premier est la coïncidence des raisons d’être des régimes à légitimation métaphysique (Église, monarchie de Droit Divin, théocratie...) et celle des régimes à légitimation contractualistes, ou rousseauistes.

«  À ceci on pourra observer, que puisque l’État est le produit d’un contrat librement conclu par les hommes, et que le bien est le produit de l’État, il s’ensuit qu’il est celui de la liberté ! Cette conclusion ne sera pas juste du tout. L’État même dans cette théorie n’est pas le produit de la liberté, mais au contraire du sacrifice et de la négation volontaires de la liberté. [...]

N’est-ce pas une chose remarquable que cette similitude entre la théologie — cette science de l’église, et la politique — cette théorie de l’État, que cette rencontre de deux ordres de pensées et de faits en apparence si contraires, dans une même conviction : celle de la nécessité de l’immolation de l’humaine liberté pour moraliser les hommes et pour les transformer, selon l’une — en des saints, selon l’autre — en de vertueux citoyens. — Quant à nous, nous ne nous en émerveillons en aucune façon, parce que nous sommes convaincus et nous tâcherons de prouver plus bas, que la politique et la théologie sont deux sœurs provenant de la même origine et poursuivant le même but sous des noms différents ; et que chaque État est une église terrestre, comme toute église, à son tour avec son ciel, séjour des bienheureux et des Dieux immortels, n’est rien qu’un céleste État. » (FSA Pages 159-160)

Le deuxième aspect développé par Bakounine est celui de la mise en pratique, de la sélection des hommes vertueux, des héros adoubés par la souveraineté populaire. C’est le lieu pour lui de livrer une loi fondamentale de la psyché humaine qui fonde la nécessité de la rotation des mandats impératifs chez les anarchistes, la loi de corruption du Pouvoir :

«  Les conditions du contrat une fois arrêtées, il ne s’agit plus que de les mettre en pratique. Supposons donc qu’un peuple, assez sage pour reconnaître sa propre insuffisance, ait encore la perspicacité nécessaire pour ne confier le gouvernement de la chose publique qu’aux meilleurs citoyens. Ces individus privilégiés ne le sont pas d’abord de droit, mais seulement de fait. Ils ont été élus par le peuple parce qu’ils sont les plus intelligents, les plus habiles, les plus sages, les plus courageux et les plus dévoués. Pris dans la masse des citoyens, supposés tous égaux, ils ne forment pas encore de classe à part, mais un groupe d’hommes privilégiés par la seule nature, et distingués pour cela même par l’élection populaire. [...]

Voici donc la société partagée en deux catégories, pour ne pas dire encore en deux classes, dont l’une, composée de l’immense majorité des citoyens, se soumet librement au gouvernement de ses élus ; l’autre, formée d’un petit nombre de natures privilégiées, reconnues et acceptées comme telles par le peuple, et chargées par lui de le gouverner. Dépendants de l’élection populaire, ils ne se distinguent d’abord de la masse des citoyens que par les qualités mêmes qui les ont recommandés à leur choix, et sont naturellement, parmi tous, les citoyens les plus utiles et les plus dévoués. Ils ne se reconnaissent encore aucun privilège, aucun droit particulier, [...] Cette égalité peut-elle se maintenir longtemps ? Nous prétendons que non, et rien de plus facile que de le démontrer.

Rien n’est aussi dangereux pour la morale privée de l’homme que l’habitude du commandement. Le meilleur homme, le plus intelligent, le plus désintéressé, le plus généreux, le plus pur, se gâtera infailliblement et toujours à ce métier. Deux sentiments inhérents au pouvoir ne manquent jamais de produire cette démoralisation : le mépris des masses populaires et l’exagération de son propre mérite.  » (Pages 174 à 176)

Bakounine avait d’ailleurs, au fil de son discours, précisé le problème en montrant le paradoxe d’une théorie qui prétend que les citoyens matures choisissent les plus vertueux comme candidats à la déréliction du Pouvoir, pour être leurs tuteurs, se soumettant dans la fraction de seconde de liberté où ils votent. Prenant de la hauteur, il montre que ce système ne repose pas sur le discernement individuel, mais sur un comportement fasciné, irrationnel d’un individu nivelé dans sa psyché et son autonomie.

« Pour rester dans la fiction de l’État libre issu d’un contrat social, il nous faut donc supposer que la majorité des citoyens aura toujours eu la prudence, le discernement et la justice nécessaires pour élire et pour placer à la tête du gouvernement les hommes les plus dignes et les plus capables. Mais pour qu’un peuple ait montré, non une seule fois et seulement par hasard, mais toujours, dans toutes les élections qu’il aura eu à faire, pendant toute la durée de son existence, ce discernement, cette justice, cette prudence, ne faut-il pas que lui-même, pris en masse, ait atteint un si haut degré de moralité et de culture, qu’il ne doive plus avoir besoin ni de gouvernement, ni d’État ? Un tel peuple ne peut avoir besoin seulement de vivre, laissant un libre cours à tous ses instincts : la justice et l’ordre public surgiront d’eux-mêmes et naturellement de sa vie, et l’État cessant d’être la providence, le tuteur, l’éducateur, le régulateur de la société, renonçant à tout pouvoir répressif, et tombant au rôle subalterne que lui assigne Proudhon, ne sera plus qu’un simple bureau d’affaires, une sorte de comptoir central au service de la société. » (FSA Pages 169-170)

  III. Le témoignage et l’analyse d’Erich Mühsam : l’électeur et l’irrationnel

Si Bakounine dénonce la supercherie du principe même de la démocratie représentative, avatar du Contrat Social, Erich Mühsam [6] est le témoin et l’analyste de sa mise en pratique en Allemagne au début du XXe siècle. Son analyse du processus électoral [7], et particulièrement du conditionnement de l’électeur dans son rôle reste à mon sens tout à fait pertinente. Un premier aspect est l’illusion de l’alternance, du changement de cap dont l’électeur par son suffrage serait le maître.

« Chaque électeur est une gouttelette de l’huile qui lubrifie la grande machine étatique. Son suffrage n’est qu’une burette dont il doit faire tomber les gouttes dans les rouages, et dont on arrose de tout temps l’appareil, tantôt à droite, tantôt à gauche, en fonction de la taille du réservoir, son laminoir principal fonctionne sûrement et exactement : sans détour, il importe juste de savoir lesquels des nombreux rouages latéraux pivotent un peu plus vite ou plus lentement autour de leur axe.  »

E. Mühsam précise ensuite le mécanisme qui transforme l’individu conscient en membre de la masse, abdiquant sa propre volonté au profit de celle d’un groupe, ce qu’il assimile à une neurasthénie, d’ailleurs non reliée à une quelconque rationalité politique.

«  Les élections parlementaires (au suffrage égalitaire, universel, direct, à bulletin secret), sont en général considérées comme un baromètre de la tendance politique. On s’est habitué à croire que les décomptes des majorités prépondérantes dans les länder reflètent des opinions véritables. Ceci constitue une méconnaissance de la psychologie de masse. Le psychologue ne doit pas négliger la position de chacun, isolément de la multitude dont il fait partie, dans l’analyse d’une action menée en commun parmi beaucoup d’autres. Il ne doit pas oublier qu’un « Je » [8] se dressera d’autant que la majorité à laquelle il appartient est importante, tout misérable et nul qu’il soit - il ressent ainsi la nécessité de s’attester personnellement comme membre de la masse. Quand une forte personnalité a le désir de laisser son âme vibrer au rythme du monde, l’homme-masse à l’inverse cherche le canot de sauvetage de la vie quotidienne (qu’il appelle « le monde ») pour pouvoir se plaire en tant que personne lorsqu’il se réfère à son existence propre. On doit seulement expliquer ainsi la neurasthénie de masse, qui fait émerger les émotions politiques, et la chute des votes aux législatives figure en bonne place dans la liste du matériel statistique dont disposent les neurologues.  »

S’il explique les déterminants profonds de l’action de voter, E. Mühsam précise ensuite le caractère conservateur de l’électeur, qui vote pour une alternance apparente mais en fait pour une absence de changement, car il accepte le Contrat Social rousseauiste et sa dictature.

« Pour le psychologue, tous les électeurs sont conservateurs. En se coulant dans les rouages, ils ont tous sans exception le désir d’aider le puissant conseil municipal à avancer plus vite. Ils reconnaissent ainsi la nécessité du statu quo et de la conservation des valeurs. En opposition au parti conservateur, le groupe de non-votants, les quelques individualistes, anarchistes, artistes et sceptiques se tient à l’écart, car ils discernent dans le laminoir étatique un appareil à aplatir la personnalité au moyen de la Masse. Ils voient dans chacun de ses rouages un instrument à rouer l’individualité, dont une courroie peut s’emparer. Ils sont révolutionnaires.  »
Les tentatives d’explication de ce phénomène pervers de pseudo-démocratie se heurtent le plus souvent à l’incompréhension, qui n’est autre en fait qu’un déni, ce qui permet à E. Mühsam d’ironiser sur la question, comme Maurice Blanchard cinquante ans plus tard [9].

« Les faits que j’ai affirmés plus haut, souvent observés, toujours répétés, démontrent bien que l’homme-masse ne vote pas pour une quelconque raison matérielle, politique ni idéale, mais plutôt parce que le vote est une fin en soi pour lui. L’anarchiste, qui s’attaque au vote, blesse ses sentiments. Avec celui-ci, il n’y a rien à débattre, c’est un gredin... Pour le Peuple, on doit conserver la religion. Pour le Peuple, on doit conserver, ou créer, la possibilité de se manifester aux pissotières et aux urnes. »

Le mythe de l’alternance politique a donc la vie dure, car il a pour base cet échec de la Révolution, du changement véritable, qui a substitué à la réalité apparente et patente de la tyrannie une illusion politique où une fiction orchestrée par la machine à voter, la souveraineté populaire, a permis de maquiller la persistance du Pouvoir en liberté de choix.

C’est la grande tâche des anarchistes de s’attaquer à ce mythe, de dessiller les yeux de l’homme-masse pour qu’il retrouve la vigilance et l’ironie qui permettent de gagner quelque liberté. Gageons que le silence plein de bruits qui caractérise l’accalmie réelle d’un pays fasciné par l’élection d’un homme nous donnera du fil à retordre. La véritable alternance politique serait la rupture du pseudo-Contrat Social par ceux qui ne l’ont pas signé, ce que l’on appelle la Révolution. Nous ne requérons ni anges, ni saints, ni héros, simplement la solidarité de tous les hommes face à leur problème : le Pouvoir.

« Pour le moment, je voudrais seulement comprendre comment il se peut que tant d’hommes, tant de bourgs, tant de villes, tant de nations supportent quelquefois un tyran seul qui n’a de puissance que celle qu’ils lui donnent, qui n’a pouvoir de leur nuire qu’autant qu’ils veulent bien l’endurer, et qui ne pourrait leur faire aucun mal s’ils n’aimaient mieux tout souffrir de lui que de le contredire.  » (La Boétie - Discours de la Servitude volontaire – 1576)

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