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Fukushima : DEUX ANNÉES DE DÉSASTRES

Publié le 17 avril 2013

La gestion de crise (en particulier celle d’une catastrophe naturelle),
la gestion toujours désastreuse qui fait suite à la catastrophe, qui
fait que les catastrophes ne sont jamais seulement naturelles, mais surtout
politiques, est un thème sur lequel nous avons eu souvent l’occasion
de nous pencher.
Comment les catastrophes et les crises qu’elles engendrent peuvent-elles
s’analyser ? De quoi sont-elles révélatrices ? Ce sont les questions
qui se posent à nouveau à l’occasion du deuxième anniversaire de la triple
catastrophe de Fukushima ; un désastre dont nous connaissons la
date de départ mais pas du tout celle de fin.

BILAN IMPOSSIBLE D’UNE CATASTROPHE ILLIMITÉE

Le 12 mars 2011, après le passage
d’un tsunami, le Bâtiment n°1 de la
centrale de Fukushima explose, puis
deux autres réacteurs sont endommagés
dans les jours suivants, libérant
des quantités massives de matières
très radioactives dans l’environnement.

Dans l’urgence, les autorités procèdent
à des mesures pour évaluer la
contamination, mais la distribution
des pastilles d’iode, seul moyen (bien
limité) de protection immédiate, n’est
pas généralisée. De plus, seuls les
habitants à proximité immédiate de la
centrale sont évacués. Le gouvernement
proclame rapidement que la
situation est « sous contrôle » et que les
risques pour la santé sont quasiment
inexistants. Une chanson bien connue.

Deux ans après, dans un rayon de
200 kilomètres autour de la centrale,
des malformations sont observées par
une équipe de scientifiques japonais
sur les papillons : les yeux sont
« cabossés », les ailes
repliées, entre autres... On
soupçonne alors que le
pire est à venir pour les
générations futures,
puisque lorsqu’on fait se
reproduire ces papillons
dans un environnement
non contaminé, on observe
une augmentation du
taux des malformations.

Il est donc possible de
prévoir une incidence de la catastrophe
sur des populations futures,
mêmes celles qui ne vivent pas dans
l’environnement contaminé. C’est le
propre de la catastrophe nucléaire :
son caractère illimité, ou du moins
son incommensurabilité. On sait qu’il
faudra 300 ans avant que la radioactivité
revienne à un faible niveau dans le
Nord-est du Japon. C’est donc à cette
échelle, et fatalement au-delà, qu’il
faut s’attendre à l’augmentation des
taux de malformations. Aussi est-il
impossible de mesurer aujourd’hui l’étendue
des effets dans le temps, mais
aussi dans l’espace, du fait du traitement
des déchets et de l’exportation
de produits qui ont été cultivés sur
place.

C’est bien cette dissémination qui
pose le plus problème : les forêts ont
stocké une quantité de césium à
laquelle les scientifiques ne s’attendaient
pas, parce qu’on n’avait pas
relevé le même phénomène à
Tchernobyl.

60 % du césium rejeté dans l’atmosphère
a été intercepté par les arbres
au lieu de retomber sur le sol. Ce
n’est pas une bonne nouvelle puisque
les scientifiques voient cela comme
une bombe à retardement, en cas d’incendie
de forêt ou simplement au
moment où les aiguilles des arbres
vont tomber au sol. Pour ce qui est
des rejets non atmosphériques, 80 %
d’entre eux ont fini dans l’océan. Il n’y
a aucune mesure directe du degré de
contamination des eaux, seulement
des estimations indirectes. Elles
concluent à la contamination de la
moitié de l’Océan Pacifique en à peine
un an. On pense que la côte nord des
Etats-Unis sera atteinte d’ici trois ans.
Les concentrations en césium 137
auront alors en moyenne doublé par
rapport aux mesures antérieures, qui
tenaient déjà compte de la contamination
par les essais nucléaires des
années 60.

Actuellement, des populations

  • enfants et femmes enceintes - à qui
    le gouvernement avait imposé l’évacuation,
    sont sommées de retourner
    dans les territoires contaminés pour y
    vivre sous des doses de 20mSv par an
    (ce qui corresponde à la norme applicable
    aux travailleurs du nucléaire).
    Cela alors que la dose de rayonnement
    « admissible » pour le public (d’après les
    pro-nucléaires) ne devrait pas dépasser
    1mSv par an. D’après la CIPR
    (Commission internationale de protection
    radiologique), organisme officiel
    pro-nucléaire, 1mSv par an provoque
    déjà 17 cancers, dont une moitié
    de mortels, pour 100 000 personnes exposées.
    Fukushima nous confirme, ce que
    nous savions déjà tant les exemples
    sont nombreux : que les patrons du
    nucléaire se rendent coupables de dissimulation.
    Ils sous-traitent la maintenance
    des centrales. Les travailleurs
    sont des journaliers employés et
    recrutés par les yakuzas. Les doses
    qu’ils reçoivent sont artificiellement
    diminuées : on leur fait recouvrir les
    dosimètres de plomb.

La population non évacuée parce
que plus éloignée de l’épicentre, se
trouve quant à elle stigmatisée comme
étant contaminée. On entend dire par
exemple que les filles vont avoir du
mal à se marier, ce qui n’incite pas ces
populations à fuir la contamination,
mais les force au contraire à rester sur
place. Les riziculteurs, les pêcheurs,
eux aussi se trouvent victimes de la
même stigmatisation. Le problème
sanitaire se pose pour l’ensemble du
Japon : tout le monde consomme
régulièrement des faibles doses et nul
ne sait quelles en seront les conséquences
à long terme. Ce d’autant
plus qu’on entend aussi, ce qui semble
paradoxal, qu’il est de bon ton en ce
moment au Japon d’acheter volontairement
des produits provenant de la
région de Fukushima, moyen de disséminer
la pollution en la partageant par
la nourriture pour l’ensemble de l’archipel.
Ce serait faire acte de solidarité...

L’étude «  Chernobyl, Consequences of
the Catastrophe for People and the
Environment
 », qui synthétise près de
5 000 articles et recherches de terrain,
attribue 985 000 morts au désastre de
Tchernobyl dans le monde entier
entre 1986 et 2004. Ce sont des leucémies,
des cancers, des maladies du
cœur et des vaisseaux, des maladies du
foie, des reins, de la glande thyroïde,
des altérations du système immunitaire,
des mutations génétiques, des malformations
congénitales, etc. Les
conséquences de Fukushima pourraient
bien être pires.

Malgré les protestations de la
population qui subit de près ou de
loin la contamination radioactive, et
face à la menace permanente d’un
nouveau séisme, d’une erreur humaine,
d’une défaillance technique, le
gouvernement japonais précédent a
décidé de redémarrer les deux réacteurs
de la centrale d’Ohi, décision
que le nouveau gouvernement récemment
élu n’a pas remise en question.
Le Japon ayant pourtant jusque là fait
la preuve qu’un pays à ce point industrialisé
et fortement nucléarisé pouvait
arrêter immédiatement ses réacteurs
nucléaires sans revenir à la bougie.
Mais les intérêts économiques, les
intérêts des possédants et des technocrates,
passent avant tout. Au final, le
seul risque réellement pris en compte,
c’est celui qui pèse sur le pouvoir en
place si la catastrophe entraînait un
sursaut de conscience de la population.
La « bonne volonté » des dirigeants
s’arrête là. Et lorsque ce risque pour
lui-même se trouve maîtrisé, le pouvoir
recommence sa politique, comme
avant. C’est pourquoi catastrophes et
désastres se succèdent, avec simplicité.

DE LA NOUVELLE-ORLÉANS À FUKUSHIMA : LE CRIME DE MASSE

C’est dans les moments de crise,
dans l’exercice de la gestion de la crise,
que l’Etat montre son vrai visage. La
catastrophe de la Nouvelle-Orléans
l’avait déjà démontré, et nous l’avions
déjà analysé dans ces termes. À l’époque,
l’objectif majeur des autorités
était la lutte contre les « pillages » après
le passage de l’ouragan. L’Etat américain
« démocratique », là aussi fortement
industrialisé, si prétendument soucieux
du bien-être des populations et
de leur sécurité, révélait sa véritable
nature, sa fonction première : protéger
la marchandise, la propriété, les
intérêts des possédants, avant toute
autre considération. « Maintenir l’ordre
 » signifiait empêcher une population
livrée à elle-même, réduite au
dénuement, ne recevant pas les
secours indispensables, de récupérer
de la nourriture et de quoi satisfaire
ses besoins de première nécessité. La
police s’était octroyée pour ce faire le
droit de « tirer pour tuer ». Ce qui nous
était donné à voir, c’était ce visage, le
vrai, d’une société qui avoue que la
marchandise est supérieure à la vie
humaine. Cela faisait suite, non pas
seulement à l’incurie, mais bien à l’irresponsabilité
criminelle des autorités
qui étaient parfaitement en mesure
d’anticiper les risques. La catastrophe
de la Nouvelle-Orléans était en effet
une catastrophe annoncée. L’ouragan
était de force 4. Le pouvoir savait que
les digues ne pouvaient pas résister à
un cyclone de plus de force 3. Déjà
coupable de ne pas avoir renforcé les
digues en temps utile, l’Etat n’a pas
organisé non plus une évacuation. Les
populations ont été abandonnées.
Partout ailleurs, elles sont délibérément
exposées à des risques majeurs.
Fukushima en apporte à nouveau
la preuve dans un pays qui, plus qu’aucun
autre, a développé une véritable
«  culture du risque ».
Ajoutons que l’idée rassurante
selon laquelle les dirigeants des pays
les plus riches seraient en mesure de
protéger beaucoup mieux leurs concitoyens
vole en éclats. Cette idée a été
clairement formulée au moment du
tsunami de 2004 dans l’océan Indien.
Les propos d’Ignacio Ramonet dans
Le Monde Diplomatique de janvier
2005, méritent d’être rappelés, et peuvent
une nouvelle fois nous
éclairer sur le niveau de cécité psychique
de nos présumées élites : « Si le
même tsunami s’était produit sur l’Océan
Pacifique le nombre des victimes aurait été
beaucoup plus réduit. Parce que les Etats
riverains, à l’initiative des deux grandes
puissances, le Japon et les Etats-Unis, ont
mis au point un système de détection et
d’alerte en mesure d’avertir de l’arrivée
des vagues tueuses et permettant à la
population côtière de se mettre à l’abri
 ».
La suite a prouvé qu’il n’en était rien.

Tout comme les grands esprits des
grandes puissances qui nous assurent
qu’ils veillent sur notre petite sécurité,
Ignacio Ramonet n’avait manifestement
pas songé qu’une centrale
nucléaire, construite les pieds dans
l’eau, ne pouvait pas être déplacée en
cas de tsunami. On ne peut pas penser
à tout… Toujours est-il que le propos
Ignacien rate l’essentiel. Car, bien
avant les progrès techniques et le
développement idéologique qui ont
fait du Japon la puissance qu’il est
GESTION DES RISQUES 13
Anarchosyndicalisme ! n°134 // Avril - mai 2013
aujourd’hui, les ancien
Japonais avaient eux, pris
les précautions utiles. Ils
avaient mis au point un système
de marquage (visible
encore aujourd’hui dans les
montagnes boisées), oublié
des autorités, en deçà
duquel on ne s’avisait surtout
pas de construire quoi
que ce soit. Le constat est
simple : en 2011, les eaux ne
sont pas montées au-delà de
ces repères. Leur sagesse,
fruit de beaucoup d’expérience
et d’un peu de
jugeotte, s’est perdue. Ils ne
possédaient certes pas les
équipements complexes
d’aujourd’hui, mais surtout ils ne
connaissaient pas le culte de la croissance,
le goût du stockage et de l’expansion,
la logique mercantile, c’est-àdire
tout ce qui amplifie la catastrophe
et engendre le désastre à sa suite.

Toujours pour persuader les populations
des pays les plus riches que
rien de tel ne pouvait leur arriver, le
désastre de Tchernobyl fut présenté
comme la conséquence d’un système
en décadence. La décrépitude du
communisme d’Etat, incapable d’entretenir
et de sécuriser sa technologie
en aurait été la cause essentielle. Un tel
accident ne pouvait dont pas se produire
dans des pays « normaux ». Or, le
Japon n’est pas seulement un de ces
pays normaux, un pays normal parmi
les autres, il en est la norme même :
un modèle de technologie, d’organisation
et de sécurité, dont les fondements
sont l’obéissance et la soumission
à l’Entreprise et à l’Etat. Une
telle société qui n’admet pas que chacun
puisse en faire la critique de l’intérieur,
qui ne repose pas sur ce principe
élémentaire, qui fait tout dès l’éducation
des plus jeunes pour empêcher
cette possibilité, est une société antidémocratique.
Le travailleur totalement
docile, c’est le rêve du capitalisme.
Même si, dans le fond et par principe,
la réalisation de ce rêve est
impossible, la société japonaise tend à
le réaliser. Cette idéologie de la soumission
est à la base de la catastrophe.
Et cela se produira à nouveau, il y aura
des crimes de masse, écologiques et
humains, tant que les intérêts des dirigeants
ne seront pas menacés, tant
que le pouvoir ne sera pas déstabilisé
en tant que tel.

Ce n’est pas des dirigeants qu’il
faut attendre une remise en cause de
la logique générale qui produit la catastrophe,
puisque c’est cette logique
qui les enrichit, c’est dans et par elle
qu’ils existent en tant que dirigeants et
possédants. L’écologie politique,
réformiste, est donc vouée à l’échec.
Le combat écologique est un combat
de première importance, mais la stratégie
qui le subordonne à la lutte
sociale est la seule qui puisse se donner
réellement les moyens de le faire
progresser. Cette stratégie, cette
vision du combat écologique comme
subordonné à la lutte sociale, c’est
celle de l’anarchosyndicalisme qui vise
l’institution d’une société qui ne fait
plus la séparation entre les experts
d’un côté, qui sont seuls juges, au service
d’intérêts qui ne sont pas ceux de
la population, et la population de l’autre,
c’est-à-dire les utilisateurs, qui
n’ont pas voix au chapitre. Une société
démocratique, c’est une société
dans laquelle les utilisateurs sont
juges, c’est-à-dire ont le premier et le
dernier mot, et dans laquelle la collectivité
se donne à elle-même directement
sa propre loi. L’histoire se répétera
aussi longtemps que le pouvoir
restera entre les mains d’experts qui
sacrifient les vies humaines, nos vies,
sur l’autel de l’économie.

L’explosion d’AZF était elle aussi
la conséquence de cette logique : un
exemple de crime de masse. AZF
démontre qu’en France aussi, « c’est
possible ». Au fond, laisser tourner
une usine chimique aux portes d’une
ville est aussi stupide que de construire
une centrale nucléaire sur une faille
sismique. A Toulouse, tout le monde
le savait, tout le monde le disait : « Un
jour, ça va péter ». Mais, voilà, ça en
restait là : la CGT ne voulait pas que
l’on touche à l’emploi, les pouvoirs
publics locaux aux taxes versées par
cette entreprise, le pouvoir national
aux intérêts stratégiques (AZF ne produisait
pas que des engrais)… et les
braves gens, tout autour de l’usine,
vivaient leur vie, en oubliant le danger.
Jusqu’au jour où, effectivement, ça a
pété, et bien.

Les victimes japonaises d’aujourd’-
hui, les victimes ukrainiennes d’hier,
celles d’AZF et de tant d’autres lieux
se sont laissé faire par leurs dirigeants,
endormir par leurs élites ; elles ont
renoncé au pouvoir de prendre les
décisions qui les concernaient… elles
en ont payé les conséquences. Il est
temps de tirer les leçons de tels drames,
de comprendre que cela durera
tant que nous n’aurons pas le pouvoir
de décider librement de nos vies. Ce
pouvoir, nous devons le reprendre. Ce
n’est pas une question d’idéologie,
c’est une question de vie ou de mort.

P.

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