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Qu’est-ce que la politique ?

Publié le 23 juin 2013

C’est la répétition des fameuses « affaires », chaque semaine ou presque, qui nous en apporte la preuve : l’immoralité des dirigeants, la corruption, sont la conséquence d’un système qui forme et qui privilégie une élite spécialisée dans l’exercice du pouvoir. Au cœur de la pensée anarchiste au contraire se trouve l’idée selon laquelle la politique ne peut en aucun cas devenir une profession, cela pour empêcher le pourrissement moral qui ne manque jamais d’accompagner toute oligarchie, fût-elle libérale. Le grand mal des formes de sociétés contemporaines en régime d’oligarchie libérale, c’est à nos yeux le désengagement d’une population pour laquelle la liberté consiste beaucoup plus dans la consommation que dans l’action politique, et qui se laisse imposer la loi de la caste dirigeante. La lecture de H. Arendt développant la question de savoir qu’est-ce qu’être libre dans la communauté politique, apporte quelques fondements théoriques pour répondre à cet état de choses.

Il est possible de distinguer trois manières de définir la politique. Il y aurait d’abord la politique au sens restreint, qui regroupe les moyens de conquérir le pouvoir et de le conserver, la direction des affaires de l’État compris comme instance séparée de la société civile ; cette séparation trouvant sa légitimité dans l’idée classique selon laquelle la société serait le lieu de la confrontation irrationnelle de désirs individuels incapables de se réguler par eux-mêmes, raison pour laquelle il serait nécessaire de se doter de cette instance séparée qu’est l’État pour assurer la sécurité de chacun. La politique dans ce premier sens, c’est l’activité qui veut faire pencher la direction des affaires de l’État dans le sens des intérêts de telle ou telle fraction de la population.

Une deuxième définition plus élargie, qui voudrait remonter à sa signification originelle, son origine grecque et plus spécialement athénienne, verrait dans la politique, sans qu’il soit question d’une séparation entre État et société civile, la relation qui lie des hommes libres et égaux, cherchant à régler leurs affaires par la discussion et la persuasion mutuelle, non plus par la violence ou la contrainte : une politique qui présuppose donc des individus égaux, et libres parce qu’égaux, et non pas la politique libérale qui, elle, présuppose l’atomisation des individus. À l’opposé de cette conception, le libéralisme dit en effet : je n’ai pas besoin de m’occuper positivement d’autrui, j’ai seulement besoin qu’il s’abstienne d’empiéter sur la sphère de mon activité propre, et c’est à cela que servent le droit et l’État. La politique comprise dans ce deuxième sens dit au contraire que les individus ne sont pas libres les uns contre les autres, mais les uns avec les autres.

Une troisième définition plus radicale, mais qui n’est que la conséquence tirée jusqu’au bout de la précédente, ferait consister la politique dans la remise en question et la réinvention permanente par tous des institutions sociales. Elle est le corrélat de la précédente parce qu’on quitte ici l’idée d’une politique coercitive, dont la société aurait à subir la contrainte comme un « moindre mal », pour associer la pratique de la politique à la liberté créatrice des hommes se donnant à eux-mêmes leurs propres lois. Cette dernière définition de la politique en un sens radical est celle que Cornelius Castoriadis relie à l’invention de la philosophie, les grecs ayant fait advenir philosophie et démocratie dans un seul et même geste créateur : au Ve siècle avant J.C. se produit le passage du type de société « hétéronome », se concevant elle-même et concevant ses lois comme étant d’origine divine, donc intouchable, à la société formulant le projet d’autonomie, se donnant à elle-même sa propre loi et sachant qu’elle le fait. Ce n’est qu’à partir du moment où les hommes prennent conscience du fait que les institutions sont leur œuvre propre, qu’ils prennent aussi conscience du fait que ce qu’ils ont eux-mêmes institué, ils peuvent tout aussi bien le destituer. L’idée fondamentale est celle-ci : il n’y a pas de valeur supra-humaine ni extra-sociale. C’est Protagoras, le sophiste, qui affirme : « L’Homme est la mesure de toutes choses » ; phrase qui n’est possible que dans le cadre de la démocratie directe du temps de Périclès. C’est à la fois la naissance de la politique et celle de la philosophie  : l’ouverture, pour la première fois, de la possibilité de faire la critique de la société à l’intérieur de la société, et l’institution, pour la première fois, d’une communauté fondée sur ce principe. Il y a donc : la philosophie, c’est-à-dire la remise en question collective des représentations communément admises ; et la politique, c’est-à-dire la remise en question et la réinvention des institutions sociales.

Ce sont ces deux dernières conceptions de la politique que Hannah Arendt entreprend de défendre dans le petit volume intitulé « Qu’est-ce que la Politique ?  », collection de fragments préparatoires à l’écriture jamais achevée d’une plus vaste « Introduction à la Politique ». Faire de la politique et être libre, c’est une seule et même chose ; voilà la thèse que Hannah Arendt cherche à commenter et argumenter, faisant retour sur l’origine grecque. « Au sens grec, le politique doit donc être compris comme centré sur la liberté, la liberté étant elle-même entendue de façon négative comme le fait de ne-pas-gouverner-ni-être-gouverné, et, positivement, comme un espace qui doit être construit par la pluralité et dans lequel chacun se meut parmi ses pairs ». La politique, c’est la liberté créatrice des hommes instituant leur espace commun ; et la liberté, c’est le fait que « tous ont les mêmes titres à l’activité politique ».

Partant du désastre et du désespoir dans lesquels la politique des États elle-même nous a précipités, H. Arendt montre que cette identification politique-liberté ne fait plus du tout partie de nos habitudes de pensée. À l’idée libérale classique selon laquelle la politique serait assimilée au minimum de contrainte, au moindre mal que les individus doivent subir pour assurer la sécurité de tous sans empiéter sur les libertés individuelles, à la théorie qui dissocie par conséquent politique et liberté, s’ajoutent, dit H. Arendt, les deux expériences fondamentales que l’homme du vingtième siècle a faites avec la politique  : l’expérience des régimes totalitaires, et la capacité nucléaire nouvelle d’anéantissement total. La première fait conclure à l’incompatibilité de la politique et de la liberté et a fini par servir d’argument légitimant le retour au libéralisme du XIXe siècle, la seconde fait conclure à l’incompatibilité de la politique et de cela même qui constituait sa toute première raison d’être  : le maintien de la vie. La conséquence, que H. Arendt exprime en formulant la question « la politique a-t-elle finalement encore un sens ? », c’est l’absurdité d’une prétendue « rationalité » politique privée de sens. On peut ajouter aux deux expériences fondamentales dont parlait Arendt l’expérience actuelle du terrorisme d’une part, qui se rattacherait au totalitarisme dans la mesure où il veut la disparition complète des identités individuelles dans un idéal de domination totale, et le problème écologique, qui fait peser sur nous la menace de l’anéantissement d’une manière nouvelle, sans parler de tout le reste, la réalité ordinaire de l’exploitation, de la misère et de la répression. Toutes sont en effet des expériences que nous faisons avec la politique. Tel est donc le constat de départ : c’est la politique elle-même, comprise dans le sens de la direction des affaires de l’État moderne, qui nous conduit au désastre.

À la question de savoir s’il faut sortir de la politique pour sortir du désespoir, H. Arendt répond par le retour à cette conception radicale de la politique, cette origine grecque pour laquelle faire de la politique et être libre, c’est une seule et même chose. On ne peut pas compter, dit-elle, sur l’espoir illusoire que quelques dirigeants pourraient faire preuve de bonne volonté, parce qu’« aucune bonne volonté actuelle ne garantit celle de demain ». Il faut donc agir sur « la logique inhérente » aux facteurs du désastre ; et étant donné le caractère apparemment implacable de cette logique, « tout ce que nous pouvons dire c’est que seul quelque chose comme une sorte de miracle permettra un changement décisif et salutaire ». Évidemment, le mot de «  miracle  » pourrait suggérer ici qu’il n’y aurait pas d’autre possibilité que s’en remettre à une espérance déraisonnable, attendre quelque événement qui ne dépend pas de nous. Mais ce mot, puisqu’il s’agit de politique, doit signifier tout autre chose que ce à quoi renvoie sa connotation religieuse, c’est-à-dire l’interruption du cours terrestre des choses par un événement supra-terrestre. À nouveau, c’est l’idée-force qui marque l’acte de naissance de la politique : il n’y a pas de valeur supra-humaine ni extra-sociale... Et il n’y a pas de révolution sans révolutionnaires.

Tout à fait à l’opposé du marxisme, qui cherche le moteur du processus historique du côté des conditions matérielles d’existence et sur le terrain des lois de l’économie agissant « dans le dos » des individus, la philosophie de l’histoire que porte H. Arendt veut alors défendre la thèse selon laquelle l’histoire est le résultat de l’action commune des hommes. La « sorte de miracle » dont parle H. Arendt, c’est l’agir. Et c’est la liberté, conçue comme le pouvoir de «  prendre un nouveau commencement, d’inaugurer quelque chose de neuf, de prendre l’initiative ». Comment ne pas voir alors que la politique dont il est question, qui consiste à agir sur la logique inhérente aux facteurs du désastre, n’est autre que l’action révolutionnaire ? « Le miracle de la liberté consiste dans ce pouvoir-commencer, lequel à son tour consiste dans le fait que chaque homme, dans la mesure où par sa naissance il est arrivé dans un monde qui lui préexistait et qui perdurera après lui, est en lui-même un nouveau commencement ».

« Action révolutionnaire » : le mot n’est pas dans le texte, et H. Arendt n’est pas anarchiste ; mais interpréter le texte de cette manière ne revient pas à le trahir. Son intention est celle-ci : faire retour sur une conception radicale de la politique qui dit que faire de la politique et être-libre, c’est une seule et même chose, contre une logique apparemment implacable qui nous précipite dans l’impasse, contre la société de l’atomisation des individus, et contre la politique des États. Cette intention passe par l’affirmation, contre le marxisme, de la thèse qui replace l’action commune des hommes au centre du processus historique, c’est-à-dire en définitive l’agir créateur capable de faire advenir un nouveau monde.

On a beaucoup entendu parler de H. Arendt ces derniers mois dans les médias, de sa vie, de ses amours, mais pas de cet aspect de sa pensée politique.

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