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RÉFLEXIONS SUR LES NORMES ET LA MORALE

Publié le 11 décembre 2013

Les nouveaux concepts engendrés par la société contemporaine nous en apprennent bien plus sur l’évolution de cette dernière que le caractère limité de certains d’entre eux ne le laisserait entendre. Le « sentiment d’insécurité », le « risque zéro », la « tolérance » tout aussi nulle que le risque, le « principe de précaution », l’ « intégration »… et maintenant le « glamour » ont ceci de commun qu’ils tendent de plus en plus à nier la réalité et la singularité individuelle au profit de stéréotypes. Du coup, la tension sociétale s’organise autour de seuils inaccessibles et de prototypes platoniques qui n’ont aucune valeur objective et contredisent la diversité extrême du vivant.

 CE QUE « LA TEMPÉRATURE RESSENTIE » VEUT DIRE

Pour illustrer cette tendance lourde, je vais m’appuyer sur un exemple d’évolution relativement anodin, tiré de la météo [1]. Pendant des siècles, l’humanité s’est ingéniée à inventer des instruments météorologiques fiables et à les rendre de plus en plus précis (thermomètres, hygromètres, anémomètres…) afin d’obtenir des éléments objectifs d’appréciation et d’échapper à l’arbitraire des sensations. Or, aujourd’hui, on observe, dans l’information météorologique qui nous est délivrée, un retour à la sensation avec un nouveau concept, celui de « température ressentie ». Mais ressentie par qui ? Il semblerait qu’il nous faille accepter qu’en la matière tout le monde ait le même ressenti, ce qui, d’évidence, est absolument faux. Le concept de « température ressentie » repose sur l’invention d’un « modèle-type » d’humain qui nie l’infinie diversité qui rend tout individu singulier et qui fait que certains sont frileux alors que d’autres ont tout le temps chaud.

Au mieux, on peut supposer que cette notion de « température ressentie » a été forgée à partir d’études statistiques populationnelles sur la répartition des sensations thermiques en utilisant une échelle froid/chaud, en fonction de différentes variables météorologiques (température, humidité, vent…), puis, que de fil en aiguille, le modèle de répartition modale majoritaire a été retenu comme norme de « température ressentie » pour toute la population. Si un tel triomphe de la subjectivité - au détriment de l’objectivité - peut exister sans que le problème soit même subodoré par la grande majorité de la population, c’est parce que le contexte idéologique l’a rendu possible.

Quelque part, il a été acté que tout ce qui sortirait de la norme était désormais exclu.

Cette situation dans laquelle chacun est assimilé à un modèle qui lui indique ce qu’il va ressentir constitue un retour en arrière, une régression, que l’on observe encore plus largement dans l’actualité générale. Cette régression est à dénoncer non seulement parce qu’elle est une insulte à l’intelligence mais aussi en ceci qu’elle constitue une des plus grandes menaces pour la liberté.

 COMMENT SE MESURE INTÉGRATION ?

Si, s’agissant de la « température ressentie » on peut au moins imaginer les références prises en compte et comment elles sont (mal) utilisées, avec le concept d’« intégration » nous passons de la mal-mesure [2] à la géométrie variable, pour ne pas dire au n’importe quoi le plus absolu. Comment s‘intégrer à un monde qui change ? Qu’est-ce qui est mesuré dans l’intégration et comment ? Existe-t-il des écarts admissibles, ou bien est-ce la loi du tout ou rien ? De quel niveau d’intégration parle-t-on ? Et dans quoi s’agit-il de s’intégrer ?

S’intégrer dans la haute bourgeoisie parisienne, par exemple, se fait sur l’acquisition de codes bien différents de ceux nécessaires pour se fondre dans le monde rural bourguignon. Et s’intégrer dans la classe politique requiert des dispositions particulières (comme une forte aptitude au mensonge éhonté) inutiles dans d’autres milieux. Ce concept d’« intégration » est largement utilisé par le Pouvoir pour justifier l’exclusion de certaines populations. Comme il ne repose que sur du ressenti, il n’y a pas une définition mais des réponses variables et parfois carrément contradictoires.

Ainsi, pour les Roms, il semblerait que la référence soit la sédentarité, comme si la fixité de l’habitat était la norme obligatoire (car majoritaire). Mais ce qui est vrai pour les Roms ne l’est pas pour d’autres : le cadre référentiel peut changer du tout au tout. Ainsi, la « Jet Set », cette bande de nantis, passe son temps en itinérances touristiques et de loisir, allant de la sauterie dans un pays à la réception dans un autre. Pas vraiment des sédentaires donc.

Rappelons également l’envolée de Florence Parisot, alors patronne du MEDEF, qui, telle un nouvel Héraclite proclamait haut et fort « La vie, la santé, l’amour sont précaires, pourquoi le travail échapperait-il à cette loi ? » [3]. Mais, si le travail est soumis à la loi de la modification permanente, pourquoi le logement ne le serait-il pas, et d’où sort cette obligation de sédentarité ? D’ailleurs quand les patrons expliquent aux ouvriers que, pour ne pas être exclus du marché de l’emploi, ils doivent être de plus en plus mobiles et déménager fissa quand l’entreprise le leur demande, ils ne font que l’éloge de ce nomadisme qui est tant reproché aux Roms.

En fonction de ce qui arrange le Pouvoir (politique et économique), on voit que la norme est tantôt la fixité tantôt la mobilité. Tant d’arbitraire n’exclut pas une grande cohérence, une cohérence dont la nature idéologique se trouve dans l’appétit de domination. Pour le Pouvoir il s’agit avant tout de régenter au maximum le comportement des ses administrés pour les assujettir. L’important, pour le Pouvoir, c’est la normalisation des supposés « citoyens » et, au final, il importe peu que les normes imposées soient absurdes fausses et contradictoires, tant que ceux qui le font remarquer ne sont qu’une petite minorité. Finalement, il en est de l’intégration comme de la « température ressentie » ce concept n’a d’autre signification que de nier l’extrême diversité des sentiments et des comportements et par là d’anéantir l’expression de toute individualité.

 LE GLAMOUR, COMBIEN DE PÉNÉTRATIONS ?

Plus démesuré encore dans cette volonté de normalisation, voilà qu’apparaît dans le débat législatif, un autre concept, celui de « glamour », et avec lui une nouvelle mesure, « le nombre de pénétrations ». La presse a largement diffusé une petite phrase de la députée Maud OLIVIER : « Comment trouver glamour les 10 à 15 pénétrations par jour subies par les prostituées contraintes pour des raisons évidemment économiques avec des conséquences dramatiques sur leur santé ? » [4].

Nous voici face à une affirmation selon laquelle la « dose » de 10 à 15 pénétrations quotidiennes serait incompatible avec la santé. De la même façon que l’éducation religieuse prétextait que l’onanisme rendait sourd, nous apprenons de la bouche d’une députée que les pénétrations répétées rendraient malade.

Ce serait comique si nous n’étions dans un débat législatif qui porte sur une loi pénale, domaine dans lequel il est essentiel de savoir de quoi on parle. Or, le premier argument que nous jette à la figure la députée à l’origine du projet de loi est celui du « glamour ». Ça se mesure comment, le glamour ? C’est combien de pénétrations par acte sexuel, le glamour ? [5]. Question suivante  : à combien de rapports a-t-on droit sans qu’on nous reproche de nous rendre malades ? Enfin, soulignons avec force que, si comme l’affirme Maud Olivier, ce sont des contraintes économiques qui obligent les prostituées à se rendre malades, il faudrait commencer par s’attaquer aux contraintes économiques en question ! Trop dur à comprendre pour une députée de « gauche », peut-être ?

Au lieu d’une véritable réflexion (que le sujet mérite), nous nageons dans le flou, dans le « ressenti » de madame Olivier. Dans la lignée du mouvement anti-prostitution du Nid (d’obédience catholique) qui appelle à une « sexualité respectueuse » (c’est quoi, ça ?), elle s’autorise à imposer un concept tout à fait arbitraire pour ouvrir la voie à une responsabilité civile et pénale. En utilisant la tribune de l‘Assemblée pour imposer son sentiment en matière de comportement sexuel, elle s’est attaquée à l’intimité de tous. Pas très « glamour » ça, non ?

Dans la sexualité, comme dans les autres sphères de la vie privée, les différences individuelles, physiologiques et émotionnelles sont telles qu’elles rendent chaque individu singulier. Chaque vie privée est par conséquent singulière. Toute loi qui, tirant sa source d’un modèle arbitraire (et non d’une nuisance à autrui) vise à briser cette singularité, à « normaliser » la vie privée, en imposant des règles ou des normes de comportement, est une loi liberticide.