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Günther Anders : La morale avec « le pilote d’Hiroshima »

Publié le 23 février 2014

La critique de la société des experts est un des thèmes récurrents des articles d’Anarchosyndicalisme ! – qu’il s’agisse d’experts en économie, en techniques de tous genres, tout autant que d’experts en politique et questions sociales. Autrement dit, au fond, critique de la technocratie, dénonciation d’une situation anti-démocratique dans laquelle les individus sont dépossédés du pouvoir de prendre les décisions qui les concernent – décisions qui ont trait à rien de moins qu’à notre vie ou à notre mort par exemple dans le cas qui sera traité ici, celui du nucléaire. Toutes situations que l’on ne peut pas abandonner à des incompétents ou des aveugles dans le meilleur des cas, des mégalomanes inconséquents dans le pire des cas, – ce qui n’est pas improbable lorsqu’on sait que le pouvoir donne un sentiment de toute-puissance, et surtout si l’on n’oublie pas que les bombes ont déjà été utilisées, sans parler des désastres les plus récents du nucléaire civil.

Günther Anders est un philosophe qui s’est spécialisé dans le militantisme anti-nucléaire et dans la critique de la technique. Sa philosophie s’inscrit dans cette thématique de la critique de la société des experts, en apportant un éclairage nouveau parce qu’elle l’aborde sous un angle qui est inhabituel pour nous : celui de la morale.

Une bonne façon d’entrer dans sa pensée est de commencer par l’exemple – Anders dit le « modèle » – du « pilote d’Hiroshima » avec lequel il a correspondu durant deux années.

Philosophe de la catastrophe et de l’aveuglement devant la catastrophe, Günther Anders est en premier lieu – avant ce qui lui a valu, à côté de beaucoup d’autres, son succès comme « critique de la technique » –, quelqu’un qui déclare qu’il a construit sa pensée parce qu’il y était poussé par les événements de son temps. Les trois chocs fondamentaux du vingtième siècle lui font abandonner la philosophie universitaire allemande et le vouent au militantisme : d’abord la première guerre mondiale, dont il voit de très près les ravages lors de son enfance, mais surtout Auschwitz, « fabrication » de cadavres à l’échelle industrielle, au rendement capable de « traiter », comme disaient les nazis en « langage technique », jusqu’à 25 000 personnes par jour, puis ce qu’il voit comme le degré ultime du meurtre de masse impersonnel, quelque chose de « pire » dans l’ordre du monstrueux que ce qui s’est fait à Auschwitz, 200 000 personnes tuées en une fraction de seconde, Hiroshima, suivi de Nagasaki, pour rien.

La fonction du langage technique des nazis qui « traitaient » de la matière humaine, ou qui « accordaient une mort miséricordieuse » (dixit Hitler), c’était d’anesthésier les exécutants, d’assécher leurs cœurs, de déposséder ces hommes de leur sensibilité de sorte que la «  tâche  » pouvait être accomplie, autant que possible, comme si de rien n’était. Le résultat est le même avec le meurtre de masse qui se commande à distance  : il est plus « facile » de supprimer d’un seul coup 200 000 personnes, une ville, un village, un campement, ou tout un immeuble comme cela se fait aujourd’hui au moyen de drones commandés tranquillement depuis le sol américain, que de tuer un seul homme en le regardant dans les yeux. Les pilotes d’Hiroshima ont accompli une « mission de routine ». Ils avaient bien vu quelques photos de champignons atomiques, mais c’était encore trop vague, trop théorique. Ils ont exécuté leur tâche de manière automatique : il leur était impossible de prendre la mesure de ce qu’ils étaient en train de faire, impossible d’anticiper en imagination l’énormité des conséquences étant donné le caractère habituel, presque anodin, de leurs gestes au cours de leur mission. Ce décalage entre les effets que l’on est capable de produire et la capacité de nous en faire une image, Günther Anders l’interprète comme étant la caractéristique principale de notre époque et la racine du monstrueux. Si l’on ne peut plus se représenter ce que l’on est pourtant en train de faire, la conséquence est que l’on ne peut plus se hisser au niveau de la conscience de nos responsabilités. Et c’est ainsi que les choses se font, y compris – et surtout – les pires choses. Ce qui fait défaut, c’est l’imagination. Le produit exemplaire de cette situation, c’est ce qu’il appelle la figure du « coupable sans faute », qui se trouve dans l’incapacité de se rendre responsable de ce qu’il fait (bien qu’il le soit) parce qu’il est instrumentalisé, réduit au rang de simple rouage.

Pour la première fois en juin 1959, Günther Anders entre en contact avec Claude Eatherly, l’homme qui, connu pour avoir été « le pilote d’Hiroshima », a refusé de se faire ainsi déposséder de sa responsabilité, et de sa culpabilité – que les psychiatres appelaient « complexe de culpabilité » c’est-à-dire sentiment injustifié de culpabilité, continuant par là de lui refuser sa souffrance. Claude Eatherly est présenté par Anders comme l’anti–Eichmann, ce bureaucrate de l’anéantissement, qui déclarait précisément « en toute honnêteté », « n’avoir été qu’un outil », « rien d’autre qu’un simple rouage dans la machine de la terreur », bref : « ne pas être coupable comme on l’en accuse ». Anders ajoute à cela que les arguments d’Eichmann sont d’autant plus atroces qu’ils ressemblent aux arguments que nous utilisons, en tant qu’hommes de masse, lorsque nous produisons et consommons des objets qui participent toujours davantage à notre autodestruction. C’est pourquoi, c’est aussi de nous que parle Eichmann. Claude Eatherly est celui qui dit, contre Eichmann (c’est ainsi qu’Anders l’interprète, ce sont ses termes) : « Si nous pouvons devenir aussi atrocement coupables en n’étant que de simples rouages, alors nous devons refuser d’être transformés en de tels rouages ».

Eatherly n’était pas, en vérité, le « pilote d’Hiroshima » qui a lâché la bombe, celui-là ne s’est jamais repenti, et n’a jamais refusé de se faire acclamer comme un héros. Il était le pilote de la mission de survol de la ville, chargé d’examiner entre autres choses les conditions météorologiques pour le largage de la bombe. Eatherly est celui qui a dit : « Allez-y ».

Dans un premier temps, il tente d’oublier, de mener une vie normale avec son épouse, une starlette hollywoodienne, la belle image en plein jour. Mais la nuit, l’ex-pilote était toujours tourmenté par des visages et des cauchemars. Quelques verres suffisent d’abord à soigner la dépression et quelques pilules à éloigner les insomnies. Très vite ces remèdes de fortune se montrent insuffisants. Il voit dans ses rêves les visages agonisants de ceux qui étaient dévorés par le feu infernal d’Hiroshima. C’est à cette époque qu’il commence à expédier à destination du Japon et d’Hiroshima des billets de banque et des lettres dans lesquelles il se condamne ou cherche à se trouver des excuses. Il tente de se donner la mort en 1950, ce qui lui vaut sa première hospitalisation dans un hôpital militaire dans le service des aliénés. Un plan se forme alors dans son esprit : il veut combattre l’Amérique qui vient de se donner pour président un général de la Seconde Guerre, et il veut la combattre en faisant tomber le vertueux héros de guerre, il veut le compromettre et le mettre à nu, en commençant par lui-même, le « héros d’Hiroshima ». Il cherche donc à se faire condamner. Il comparaît dans un premier temps devant un tribunal civil pour avoir détourné un chèque d’un montant dérisoire ; il est condamné à neuf mois, sans avoir l’occasion d’ouvrir la bouche. Son affaire suivante fut un hold-up, qui s’est terminé par un non-lieu après que son avocat eut déclaré que son client n’était pas responsable de ses actes et qu’il avait accepté de suivre un traitement dans un hôpital. Il se retrouve à nouveau interné dans le même hôpital militaire. Il ne fut pas catalogué comme criminel, comme il l’avait espéré, et ne reçu pas la « punition » qui l’aurait soulagé du fardeau de la culpabilité. Nouvelle tentative de suicide. Le médecin-chef décrit ainsi son état : « Un cas incontestable de transformation de la personnalité. Patient dépourvu de tout sens de la réalité. Complexe d’angoisse, tension nerveuse croissante, émotions émoussées, hallucinations ».

Les tourments de sa conscience sont donc balayés parce qu’ils sont transférés dans le domaine pathologique. La sensibilité dont il fait preuve, en se distinguant par là de ses semblables – qui eux continuent de vivre comme si de rien n’était, heureux dans l’oubli du passé – est interprétée comme une « absence de stabilité émotionnelle ». Anders, qui fut le seul à lui fournir un soutien moral, à l’aider à sortir de sa prison psychiatrique, à le conseiller dans son combat contre l’armement nucléaire, dit au contraire : ce qui est « normal », c’est de se comporter de manière anormale dans une situation anormale ; et ce qui est anormal, c’est de continuer comme si de rien n’était, dans une situation anormale.

Entre 1954 et 1959, Eatherly connaît une vie monotone et tourmentée, tiraillée entre les cours de justice et la clinique psychiatrique. Il commet des actes de gangster amateur, qui attaque les caissiers sans leur dérober l’argent, qui fait irruption dans les bureaux de poste sans s’emparer de la caisse. Eatherly atteint tout de même l’objectif qui consistait à attirer l’attention du public sur son cas, mais comme le « pilote fou d’Hiroshima ». Il voulait susciter l’indignation chez ses semblables et il arrive seulement, tout au plus, à éveiller leur pitié. C’est donc au printemps 1959 que le philosophe viennois Günther Anders tombe sur un reportage qui lui est consacré, publié dans un magazine d’actualité américain.

S’engage à partir de cet instant la correspondance entre les deux hommes, importante à deux égards :
D’abord, la critique de cette situation – qu’Anders élargit à notre époque tout entière – dans laquelle les individus sont réduits au rang de simples rouages, signifiant la mort de la morale classique puisque nous sommes tous des coupables sans faute, à l’image de Claude Eatherly (décalage entre notre capacité de production et notre capacité de représentation).
Ensuite parce qu’elle offre un exemple particulièrement émouvant de la façon dont un esprit clairvoyant, un ami chaleureux et compréhensif, peut apporter la paix intérieure, une sérénité, à un homme torturé, lui redonner un espoir et un but, là où les médicaments échouent, et là où les neuropsychiatres ne voient que « complexe de culpabilité ».
Dans la première lettre de Günther Anders, on peut ainsi lire ce qui est le thème central de toute sa philosophie, qui est plus une pensée de la morale qu’une critique de la technique en tant que telle : « Nous nous sommes donnés pour tâche quotidienne d’ouvrir une voie au cœur des problèmes moraux qui entravent la route de l’humanité aujourd’hui. La “technicisation” de notre être : le fait qu’aujourd’hui nous puissions être, sans le savoir et indirectement, telles les vis dans une machine, utilisés dans des actions dont les conséquences dépassent notre vue et notre imagination, et que, puissions-nous les imaginer, nous n’approuverions pas – ce fait a transformé les fondements mêmes de notre existence morale. Ainsi, nous pouvons nous retrouver dans la peau d’“innocents coupables”, une situation qui ne s’est jamais produite au cours des siècles techniquement moins avancés de nos pères ».

Être moral aujourd’hui signifie soit être à la hauteur de nos actes soit refuser toute situation qui nous retire la possibilité d’être à la hauteur de nos actes. C’est lutter contre la « division du travail » en matière de morale, à l’encontre des scientifiques qui ne sont responsables de rien, dont la recherche est censée rester neutre, hors du champ de la morale, ou des sportifs qui surtout ne s’occupent pas de politique, à qui il ne faut surtout pas parler du boycott de certains États quasi–totalitaires, mais aussi de toutes les situations de consommation courante qui impliquent cette division, qui font qu’on s’occupe de morale à heures fixes sans se poser de questions la plupart du temps. Exiger de pouvoir être en maîtrise de ce que nous faisons, quant à la finalité de ce que nous faisons et produisons, et quant à la manière dont on le fait, donc refuser le fonctionnement d’une société dans laquelle les préoccupations morales deviennent désuètes, telle est la proposition de Günther Anders.

Dans sa réponse, première lettre que Claude Eatherly adresse à Anders depuis sa prison psychiatrique (il y restera enfermé jusqu’au terme de cette correspondance, deux années durant, malgré ses demandes de libération), on peut lire ce propos assez stupéfiant de la part de l’ex–major de l’armée américaine qu’il est :

« Tout au long de ma vie d’adulte, j’ai toujours été vivement intéressé par les problèmes touchant au comportement humain. Bien que n’ayant été, je l’espère, en aucun cas un fanatique religieux ou politique, je suis convaincu depuis quelque temps que la crise que nous traversons tous appelle un profond réexamen de l’ensemble de nos valeurs et de nos engagements. Dans le passé, il a parfois été possible pour les hommes de vivre “en roue libre”, sans se poser trop de questions essentielles sur leur façon de penser ou d’agir – mais il est dorénavant clair que cette époque est révolue. Je pense au contraire que nous approchons à grands pas d’une situation dans laquelle nous serons obligés de réexaminer notre désir d’abandonner la responsabilité de nos pensées et de nos actions à des institutions telles que les partis politiques, les syndicats, l’Église ou l’État. Aucune de ces institutions ne semble adaptée pour donner des conseils infaillibles sur des questions morales et il est nécessaire de remettre en cause leur prétention à offrir de tels conseils ». Ainsi commence la correspondance entre Günther Anders et Claude Eatherly.

L’industrie cinématographique hollywoodienne n’a pas été en reste dans la tentative d’étouffement de la parole de Claude Eatherly : on lui propose, au moment de son internement psychiatrique, de participer à la mise en scène du « héros repentant d’Hiroshima devenu fou », et on lui demande d’écrire sa biographie. Il refuse alors de se faire ainsi déposséder, une nouvelle fois, de sa conscience. Ce sont donc tous les pouvoirs, qui ont cherché à pervertir la voix de la conscience morale d’Eatherly, jusqu’à la manœuvre qui a consisté à le placer dans le quartier le plus isolé de l’asile - ce qui interrompt la correspondance pendant quelques mois – avec les grands malades pour seule compagnie, comme pour le rendre réellement fou.
C’est à lire, sous le titre « “Hors limite” pour la conscience », avec les œuvres anti–nucléaires d’Anders – qui sont plus que du militantisme anti-nucléaire – et avec ses œuvres plus philosophiques que sont « Nous, Fils d’Eichmann », et « L’Obsolescence de l’Homme », tomes 1 et 2, qui sont plus que des critiques de la technique : une réflexion sur la morale dans la société contemporaine.

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