ROJAVA LIBERTAIRE ?

Publié le 27 décembre 2017

A partir des réflexions exposées dans l’article en page 6, il nous a paru opportun de faire un point à propos du Rojava libertaire. Le soulèvement des Kurdes de Syrie a démarré le 14 avril 2011, dans la région de Deraa. C’est à ce moment-là que le PYD (PKK de Syrie), soutenu par Bachar Al-Assad, réapparaît et s’illustre en neutralisant l’insurrection kurde opposée au régime de Damas. Au cours de l’été 2012, le régime syrien amorce un retrait apparent des zones kurdes. Cela permet au PYD de mettre en scène la libération du territoire kurde syrien. Les villes kurdes passent une par une, et sans résistance, sous son contrôle. Pendant ce temps, se mettent en place de nouvelles institutions à prétention démocratique. Après s’être donc imposé, grâce à la complaisance du régime syrien, le PYD n’aurait pas hésité à participer à l’élimination physique d’opposants Kurdes au régime de Damas ; tel l’assassinat de Meshaal Tammo, membre du CNS. Par ailleurs, il est toujours bien commode, ça simplifie énormément les choses, d’attribuer systématiquement les assassinats de kurdes au régime criminel turc qui n’est pas le seul à trouver un intérêt à certaines disparitions.

Les rapports que le PYD entretient avec Damas semblent osciller, depuis 2011, entre la sous-traitance dans la répression des opposants au régime et la poursuite d’un agenda propre tout en prétendant mettre en place les conditions d’une autonomie kurde en Syrie. Mais, le pouvoir du PYD semble contesté et en juin 2013, les habitants de la ville d’Amuda, venus manifester leur colère suite à l’enlèvement de plusieurs membres du PDK-S par le PYD, durent faire face à une sévère répression qui fit plusieurs morts, plus la destruction locale des bâtiments du PDK-S et des partis kurdes hostiles au PYD. Toutefois, il faut rester prudent tant les informations qui relatent les faits sont contradictoires. La volonté d’hégémonie va donc de pair avec une répression violente contre tous ceux qui contesteraient sa position dominante sur la scène kurde-syrienne. Selon un rapport d’Amnesty International de 2015, les YPG se seraient rendus coupables de déplacements forcés de population et de destructions de maisons ; des crimes de guerre. L’ONG évoque une « campagne délibérée et coordonnée de punition collective des habitants de villages auparavant contrôlés par l’EI ou soupçonnés d’abriter des partisans de l’EI ». D’après des images satellites examinées par l’ONG, sise à Londres, le village d’Housseiniya (nord-est) aurait ainsi été détruit à 94 % entre juin 2014 et juin 2015. Il faut donc y regarder de plus près avant de proclamer un éventuel soutien inconditionnel à l’égard des Kurdes qu’il ne faut pas assimiler au seul PKK-PYD, bien sûr, mais qu’il ne faut pas, non plus, confondre avec les seules aspirations libertaires d’une partie d’entre eux. A cet égard, la situation n’est ni simple, ni homogène. Il nous faut garder un oeil critique.

D’un autre côté, l’ASL a, tout au long de la guerre, combattu avec un matériel restreint et sans couverture aérienne, alors que l’aviation de Al-Assad, allié du PYD, a appuyé l’EI contre l’ASL. Les combats contre les djihadistes et certains éléments de l’ASL entraînant l’ethnicisation du conflit, ils ont jeté le discrédit sur les groupes armés kurdes, qui opèrent au sein de l’ASL, seuls susceptibles de contester l’hégémonie militaire du PYD. Le soutien de combattants de l’ASL partis se battre au côté des Kurdes lors du siège de Kobané était de nature à créer de véritables liens susceptibles d’étendre des pratiques émancipatrices comme d’atténuer des frontières ethniques exacerbées par la guerre. Le CNKS, qui regroupe presque l’intégralité des partis politiques kurdes à l’exception du PYD, avait fait valoir l’opposition syrienne, incarnée par le CNS, et les revendications kurdes en vue de le rejoindre à terme. Par échange de bons procédés, le PYD, obligé du régime d’Al-Assad, aurait, en janvier 2017, participé à écraser certains quartiers d’Alep occupés par l’ASL ; et, ce fait ne serait pas isolé. Pourtant, il se revendique, aujourd’hui, des FDS tout en prétendant diriger la réorganisation de la société sur les territoires qu’il contrôle. Au vu des errements politiques du PKK-PYD, il faut, au grand minimum, rester circonspect à son égard d’autant plus que le PYD/YPG ne peut pas être démocratique puisque c’est une armée.

C’est donc grâce à la réussite du PYD dans son entreprise de contrôle de l’insurrection des kurdes de Syrie que les trois cantons kurdes (Qashmili, Kobané, Afrin) auraient obtenu leur autonomie. Jouissant d’une incontestable position de force, le PYD s’emploierait à y exercer des fonctions de nature étatique puisque ses services prélèveraient des droits de douane et des taxes sur le carburant. La formation kurde a établi dans les villes qu’elle contrôle des tribunaux qui lui sont propres et rendent une justice sous contrôle, en parallèle des instances judiciaires du régime syrien.

Pourtant, la « charte du Rojava » du 29 janvier 2014, adoptée le 29 décembre 2016 par une assemblée multi-ethnique, serait, paraît-il, de culture libertaire car s’inspirant du municipalisme libertaire de Murray Bookchin ; à l’image du TEV-DEM (qui est minoritaire) lequel revendique l’auto-organisation, l’auto-défense populaire, l’émancipation, l’égalité entre les sexes. Si la charte affirme son rejet de la bureaucratie marxiste-léniniste comme son rejet du concept de nation, de même qu’elle revendique l’égalité entre hommes et femmes, le Rojava ne semble, toutefois, pas construire son système politique en avançant sur la voie de l’autonomie. Il y subsiste un proto-État. En effet, parallèlement à l’autonomie des trois cantons, la Charte a été mise en place par une assemblée constituante formée des délégués des formations politiques classiques. L’organisation mise en place dans chacun des cantons est directement inspirée de la séparation des trois pouvoirs, législatif, exécutif et judiciaire, telle que pensée par Montesquieu. Cette survivance d’un législatif et d’un exécutif nous paraît contradictoire avec l’idée d’autonomie, car elle écarte l’idée de démocratie directe au profit d’une démocratie participative. Il ne suffit pas de renommer le système « auto-administration démocratique », au motif que les pouvoirs législatif et exécutif ne feraient qu’exécuter les décisions venues du peuple, pour qu’il en soit ainsi dans les faits. Rappelons-nous que les démocraties occidentales, elles aussi, avancent la souveraineté du peuple pour justifier leur pouvoir. L’organisation d’élections sur un mode représentatif, tenues en septembre et en novembre 2017, ne sont, clairement, pas, non plus, de nature à consacrer une quelconque société libertaire.

L’anarchisme consiste à rechercher des normes non-étatiques de gouvernement, c’est-à-dire des accords d’autogestion politique et économique. Tous les délégués doivent strictement y respecter leur mandat et consulter la base s’ils ne s’estiment pas mandatés sur la question rencontrée, et ils doivent être révocables à tout moment et non rémunérés. De même, le droit de propriété en est exclu ; en particulier celui des moyens de production. Ainsi, pourra-t-on parler d’une société sans État, d’une démocratie directe, quand le législatif et l’exécutif seront fondus dans les assemblées générales autonomes et que le problème de la propriété sera définitivement réglé. Il n’y a pas besoin d’une constitution et de lois pour construire l’autonomie.

Il va sans dire que la promesse d’une société libre, donc d’inspiration libertaire, a pu être un moteur exceptionnel lors des combats que les Kurdes ont mené contre l’EI. Cela n’a pas manqué de susciter enthousiasme et sympathie dans le monde entier et d’attirer des volontaires étrangers pour combattre le fanatisme religieux aux côtés des Kurdes et pouvant, par la même occasion, faire l’expérience d’une organisation de type libertaire et de l’enthousiasme qui l’accompagne. Surtout, l’expérience des combattants libertaires serait à même de propager les idées et de témoigner de la réalité des faits ainsi que de dénoncer et de démystifier ce qui a lieu de l’être.

La Charte du Rojava n’en est pas moins révolutionnaire au Moyen-Orient puisqu’elle affirme une volonté de construire l’autonomie démocratique, le principe d’égalité entre les hommes et les femmes, etc et qu’elle condamne l’autoritarisme, le militarisme, le centralisme et l’intervention des autorités religieuses dans les affaires publiques. En tout état de cause, les idées et pratiques libertaires, même si elles n’aboutissent pas, devraient laisser des traces sur les sociétés du Moyen-Orient. Par contre, ce qui nous laisse plus que perplexes, bien évidemment, c’est que cela puisse se faire avec l’aval du PYD et de Damas. Mais, la guerre oblige souvent les plus récalcitrants à faire des concessions temporaires.

Pour l’instant, tout ceci ressort d’un contexte de guerre et le plus important reste à venir. L’organisation économique sera le révélateur déterminant la nature de ce qui se passe(ra) au Rojava. Là-dessus, nous sommes nettement moins optimistes, surtout, lorsque nous lisons les propos du numéro 2 du PYD « Les États-Unis sont une grande puissance qui encourage la démocratie de manière globale et qui tente de la développer et disséminer de par le monde entier ». Nous savons de quelle façon les États-Unis encouragent la démocratie – pensez aux talibans – et ils cherchent toujours à avoir sur place des alliés leur faisant allégeance. La doctrine classique des Anglo-saxons est d’obtenir le statu-quo afin de pouvoir jouer les arbitres, rôle qu’ils affectionnent. Le Rojava sera-t-il obligé de composer avec le capitalisme, du fait de son isolement ?

En termes d’alliances douteuses, le PKK-PYD a une longue expérience, et il est possible qu’il existe des dissensions en son sein. A l’évidence, ni son discours, ni ses actes ne sont pro-libertaires et cela laisse présager la condamnation des initiatives de démocratie directe au Rojava. La structuration politique instituée rappelle bien celle d’un État avec son gouvernement sauf à considérer que cet État et ce gouvernement soient des institutions provisoires aux pouvoirs limités à un strict nécessaire pour coordonner les cantons pendant la période de guerre, et organiser les premiers pas vers la démocratie directe, une fois la paix revenue. Alors, nous pouvons toujours rêver que cet État fonctionnel se dissoudrait tout naturellement dans la société civile. Hélas, l’histoire ne nous donne que des exemples qui contredisent ce scénario. Dans ces conditions, quel genre de libertaires pourrait apporter son soutien au PYD ? Nous posons la question. C’est à ce titre que certains parmi nous ont, logiquement, fait le rapprochement avec la paranoïa concernant les « redoutés » activistes-combattants revenant du Rojava et assimilés à un nébuleux amalgame qualifié insidieusement d’anarcho-libertaire.

PKK : Parti des travailleurs du Kurdistan.

PYD : Branche syrienne du PKK.
YPG : Unités de protection du peuple, forment la branche armée du PYD.
CNS : Autorité politique de transition destinée à coordonner tous les opposants au régime de Damas.
CNKS : Conseil national kurde de Syrie. Il est opposé au régime de Damas et il lutte pour l’autonomie des Kurdes. Il est par ailleurs entré en conflit avec le PYD qu’il a accusé de soutenir le gouvernement baasiste.
PDK-S : Parti démocratique du Kurdistan irakien qui soutient la lutte pour l’autonomie des Kurdes contre Damas et qui est partisan d’une entente avec la Turquie.
Parti Baath : Combine le socialisme arabe, le nationalisme panarabe et la laïcité.
FDS : Coalition militaire hétéroclite formée de divers groupes religieux et ethniques, surtout unis par leur hostilité commune à l’EI.
TEV-DEM : Mouvement qui prône l’auto-organition en assemblée populaire de quartier pour appliquer le projet de l’autonomie démocratique. Comme aucun quartier n’est jamais strictement séparé l’un de l’autre, il se trouve une autre assemblée au niveau communal qui englobe les assemblées de quartier, unité de base. Ensuite, il y en a encore d’autres au niveau des cantons. Ces assemblées communales et de canton sont composées de délégués représentant ces assemblées de base etc. C’est l’autonomie démocratique prônée par le projet du confédéralisme démocratique.

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