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AGROÉCOLOGIE : SUITE DU DÉBAT

Publié le 23 septembre 2018

Réponse d’un lecteur à l’article « Agro-écologie et fascisme » A.S. mai-juin n°159 p17

Les lecteurs n’ont peut-être plus en mémoire l’étonnant contenu de ce très surprenant article, je vous propose donc d’en résumer à grands traits l’argumentaire puis d’en démontrer son caractère très contestable.

Réponse d’un lecteur à l’article « Agro-écologie et fascisme » A.S. mai-juin n°159 p17

Les lecteurs n’ont peut-être plus en mémoire l’étonnant contenu de ce très surprenant article, je vous propose donc d’en résumer à grands traits l’argumentaire puis d’en démontrer son caractère très contestable.

Dans une première partie, l’auteur de l’article nous rappelle que les fascismes français, italiens et portugais ont utilisé l’amour de la terre et de l’agriculture familiale à des fins de propagande, c’est là un fait historique, avéré, indéniable. Soit. Cette utilisation par les fascistes de l’amour de la terre conduit ensuite notre ami à établir un lien de parenté idéologique entre ces mouvements réactionnaires des années 30 et la mouvance écologiste actuelle (mouvance au sens très large du terme, puisque dans un amalgame expéditif s’y retrouvent pêle-mêle : agro-écologistes, végétariens, vegans, primitivistes, amateurs de nourriture Bio, la confédération paysanne, les associations écolos, partisans de l’agriculture durable, etc.) Après l’établissement extrêmement hâtif de cette parenté honteuse et disqualifiante, vient le procès de l’agriculture durable sans doute fantasmée comme archaïsante, nécessairement et intrinsèquement improductive, irrationnelle, conduisant inéluctablement à la pénurie, je cite : « les écologistes négligent complètement la réalité au nom du mythe de la nature et condamnent les populations à la pénurie et aux catastrophes alimentaires. » S’ensuit très logiquement un vibrant hommage au productivisme capitaliste, je cite : « la productivité très élevée atteinte par les principaux producteurs de l’agriculture et de l’élevage et l’exportation importante qui en résulte garantissent pour la première fois dans l’histoire de l’humanité un approvisionnement suffisant pour tout le monde. »

Puis pour faire sans doute bonne mesure, notre ami productiviste n’hésite pas à écrire : « Les socialismes sont nés d’une prise de conscience que la production et l’application des principes de l’industrie dans l’agriculture offrent des moyens de satisfaire tous les besoins matériels et rendent possibles une civilisation où la lutte pour la survie est dépassée. » (Apparemment, notre ami productiviste ignore que les politiques agricoles aberrantes et criminelles conduites en Russie et en Chine ont abouti à des catastrophes humanitaires, des famines qui ont fait des millions de victimes, ces faits historiques sont établis et parfaitement documentés.)
Ces contre-vérités ne sont donc pas extraites ni de la « France agricole », ni de la « Défense paysanne », journaux pro F.N.S.E.A, ni de l’ « Humanité » des années 50, non ces lignes sont parues dans le journal de la CNT en mai 2018 !

La « ligne éditoriale » choisie par notre journal qui consiste entre autre à mettre en lumière « le confusionnisme » qui règne dans l’extrême gauche actuelle (ainsi qu’au sein du mouvement libertaire) ne devrait pas, sous prétexte de dénoncer les travers de la Confédération Paysanne et consorts, nous amener à défendre les thèses de la F.N.S.E.A et de la F.A.O ( Food and Agricultur Organisation ) onusienne, qui depuis des lustres chantent les vertus du productivisme censé être l’arme absolue contre la pénurie alimentaire (l’empoisonnement généralisé de la planète qui en résulte est bien évidemment passé sous silence, la pollution des nappes phréatiques et des rivières, l’érosion et la stérilisation des sols qui préparent justement les pénuries de demain sont tenues pour pures divagations. ).

Voilà bien, me semble-t-il, un article qui déroge complètement à la « traque au confusionnisme » puisqu’il fait de nous des alliés objectifs de la F.N.S.E.A, maffia agricole bien connue, et reprend sans précaution aucune, les affirmations mensongères de la F.A.O, cheval de Troie à l’O.N.U de tous les lobbys agro-industriels mondiaux. La « confusion » est décidément une maladie bien contagieuse à laquelle il semble apparemment difficile d’échapper !

Avant de venir à une critique plus complète de l’article et avant d’en déconstruire l’argumentation, peut-être serait-il bon de rappeler quelques notions de bases sur l’essence même du capitalisme, dont l’agriculture n’est qu’un secteur d’activité.
Le système capitaliste n’a pas pour vocation de satisfaire les besoins de l’humanité (ceci semble une évidence mais à la lecture de l’article, il est bon de s’en souvenir), son industrie agricole est liée de façon inextricable à l’industrie chimique et à l’industrie pétrolière dont on connaît la philanthropie et l’amour immense qu’elles portent à l’humanité. (Peut-être peut-on au passage se souvenir d’un petit incident local, l’explosion d’AZF à Toulouse, qui a prouvé de façon fracassante les liens directs existants entre agricultures industrielle et chimie : « quand mon engrais fait boum, le monde entier dit boum, boum » - Charles Trenet).

L’industrie agricole n’a jamais eu pour objectif de nourrir toute l’humanité, et même si elle y est parvenue de façon très incomplète (encore un milliard d’humains sur 7 meurent de faim) et provisoire (les nuisances qu’engendrent ces méthodes garantissent bien au contraire une augmentation significative des affamés dans les décennies à venir) c’est par un effet collatéral ; le but ultime des différents lobbies qui le constituent (marchands d’engrais, de semences, de pesticides, d ‘insecticides, trusts céréaliers, marchands de matériel agricole) reste bien évidemment le profit et la conquête de nouveaux marchés. Les exportations massives des pays développés vers les pays pauvres n’ont rien d’une opération philanthropique, caritative ou solidaire : il s’agit tout simplement d’endetter les pays pauvres, de créer de la dépendance et au passage de ruiner les agricultures vivrières locales qui se verront contraintes à passer à des monocultures d’exportation vers les pays riches (soja, café, etc.).

L’essence même du capitalisme, du système marchand ce n’est pas de satisfaire des besoins, mais bien d’en créer continuellement de nouveaux, seul moyen pour lui d’assurer sa pérennité en générant une clientèle en constante expansion. Cet expansionnisme maladif, cette voracité vampiresque ne peut à terme créer aucune abondance véritablement durable ; totalement obnubilé par le rendement à court terme, l’enrichissement présent et immédiat, le système marchand se soucie fort peu du futur.

Après ce rappel de la nature véritable du système marchand, revenons à notre fameux article et à son argument premier, à savoir la parenté idéologique supposée entre fascisme et écologie, parenté honteuse donc, qui discréditerait de façon définitive la « pensée écologique », la renvoyant à tout jamais dans la sphère maudite de la « réaction ».

Or, c’est un fait relativement connu les idéologues fascistes n’ont jamais rien inventé, ni l’eau chaude, ni le fil à couper le beurre, ni non plus bien sûr l’écologie. Ils ont glané ça et là quelques idées-phares (dispensatrices au demeurant de fort peu de lumière) et les ont laborieusement assemblées en une soupe immonde où surnage le racisme, la xénophobie et la sacralisation du sol national et de ses travailleurs. Dans les années 30, il y a encore des millions de paysans en France, en Allemagne, en Italie. Leur poids politique, électoral est loin d’être négligeable, les fascistes en bons politiciens cherchent donc à se les concilier par leur propagande, cultivant la nostalgie d’un temps révolu, largement imaginaire où tout allait pour le mieux.
Comment établir un lien de parenté entre ceux qui dans les années 30 prônaient un retour vers un passé fantasmé avec ceux qui aujourd’hui en 2018 (alors que la dévastation du monde, son empoisonnement généralisé, le dérèglement du climat sont des faits établis et incontestables) s’inquiètent avec raison du futur bien sombre qui les attend ? Dans les années 30 la crise écologique n’existe pas encore, 90 ans plus tard le délabrement de la planète est en bonne voie. Grâce à l’insatiable appétit de profit du capitalisme, de son industrie et de son agriculture, le réchauffement climatique suit son cours inexorable, la pollution de l’air et des eaux bat son plein, des milliers d’espèces disparaissent. En France en 10 ans 30% des oiseaux ont disparu, 70% des insectes également, les apiculteurs ont perdu cette année 80% de leur cheptel, tous les 7 ans en France la surface d’un département disparaît sous le béton ou le bitume.

Prétendre donc que l’angoisse légitime qui étreint une bonne partie de la population face à ces constats plus qu’alarmants ne serait qu’une réapparition tardive d’un pétainisme relooké ne me semble pas un argument acceptable, cette thèse s’apparente à un véritable déni de réalité.

Le raisonnement lui-même, qui conduit notre ami productiviste à conclure à une parenté entre écologie et fascisme repose sur une erreur de logique ou du moins sur un artifice argumentaire qu’en philosophie on appelle un « syllogisme », artifice que les marxistes ont de tout temps aimé utiliser pour discréditer leurs adversaires. Rappelons brièvement la définition du syllogisme : « opération par laquelle du rapport de 2 termes avec un même terme (appelé moyen terme) on conclut à leur rapport mutuel. » En l’occurrence ici : « les fascistes ont utilisé l’amour de la terre dans leur propagande, or les écologistes défendent aussi la terre, donc les écolos sont des fachos. » On pourrait multiplier les exemples célèbres de syllogisme de la propagande marxiste ainsi : « les fascistes critiquent l’Union Soviétique patrie des travailleurs, or les anarchistes critiquent aussi le système soviétique, donc les anarchistes sont des fascistes. » L’utilisation du syllogisme permet donc d’enfermer l’adversaire dans une identité qui n’est pas la sienne, de le stigmatiser, de le disqualifier en lui lançant l’anathème fatal : réactionnaire, fasciste !
Si il est donc permis de douter de la filiation fascisme/écologie, il me semble par contre extrêmement difficile de nier que l’agriculture industrielle soit la fille légitime de l’industrie militaire. A la fin de la première guerre mondiale, les trusts de l’industrie militaire, dont on connaît l’amour immense qu’ils portent à l’humanité se retrouvent à la tête de stocks extrêmement important de poudre, de produits organochlorés pour la fabrication de gaz de combat, de moteurs de tanks. Que faire mon dieu de tous ces invendus ? Une autre guerre, plus tard sans doute, pour l’instant il s’agit de recycler, de refourguer la camelote stockée et de maintenir en état de marche les unités de production en leur assignant tout simplement d’autres débouchés. C’est ainsi que les stocks de poudre se verront transformés en engrais nitraté (remember AZF), les gaz organochlorés fourniront la base pour les pesticides, les tanks enfin seront transformés en tracteurs.

Voilà ce qu’on appelle de l’inventivité, de l’adaptabilité, qualités essentielles du système marchand qui n’aspire qu’à une seule chose : vendre, faire du profit. La mécanisation arrive à point nommé puisque la guerre a tué plus de 700 000 paysans et estropié des dizaines de milliers d’autres. Malgré ces conditions « favorables » l’industrialisation de l’agriculture peine à gagner le monde paysan en Europe (contrairement aux USA où l’industrialisation est en bonne voie.) Il faudra attendre la fin de la seconde guerre mondiale et le fameux plan Marshall de 1945 pour assister en France et en Europe à une modernisation à l’américaine de l’agriculture.
Ce plan d’aide à l’Europe, entièrement dévastée par la guerre, stipulait bien que l’emprunter européen était tenu de s’équiper exclusivement en matériel américain (comme toujours ce « plan d’aide » ne s’inscrit nullement dans une démarche solidaire ou philanthropique, il s’agit toujours de conquêtes de marchés et d’endettements des clients.) Cette époque de pénurie générale est bien évidemment favorable à l’émergence de principes productivistes (auxquels adhèrent complètement les staliniens français toujours désireux de suivre l’exemple du grand frère soviétique.) Selon un cycle qui lui est naturel, le capitalisme fonctionne en détruisant pour mieux reconstruire ensuite, gagnant à chaque fois sur les deux tableaux, mode de fonctionnement infernal, absurde et criminel qui n’hésite pourtant pas à se prétendre rationnel et en marche vers le progrès.
A l’orée des années soixante, l’heure de l’agriculture moderne a enfin sonné, une agriculture qui sera désormais planifiée, pensée par les savants experts et chercheurs de l’INRA (Institut National de la Recherche Agronomique), secondés par les I.G.R.E.F (Ingénieurs du Génie Rurale et des Eaux et Forêts) et mise en œuvre sur le terrain par la J.A.C (la Jeunesse Agricole Catholique). Menée sous l’égide de cette triple et sainte alliance gaullisto-catholico-stalinienne (le directeur de l’INRA sera pendant longtemps un compagnon de route du PCF) la croisade pour la grande réforme peut commencer avec bien sûr la bienveillante bénédiction des marchands d’engrais, de pesticides, etc. qui voient enfin venir à eux les profits mirifiques qu’ils espéraient. Le grand remembrement (opération de recomposition des parcelles) est mené avec la plus grande énergie en Bretagne notamment (élue province laboratoire pour la modernisation) : 180 000 km de haies sont rasées, la même longueur de chemins creux remblayés. Plus tard on s’apercevra que ces haies et ces chemins avaient leur utilité : présence d’oiseaux mangeurs d’insectes qu’il faut désormais combattre avec des insecticides onéreux et toxiques, fonction coupe-vent des arbres qui par ailleurs grâce à leur système racinaire retiennent l’eau et évitent les inondations dans une région à forte pluviosité.

Au bouleversement du paysage s’ajoute un bouleversement social : les petites fermes ne sont plus viables et on assiste au départ des paysans vers les villes, mouvement inexorable que le retour à la terre des néo-ruraux des années 70 ne comblera pas (étant donné son caractère très minoritaire.) – Dans les pays en voie de développement, la fameuse « révolution verte » autrement dit l’industrialisation de l’agriculture, conduit les paysans expropriés directement dans les bidonvilles à la lisière des grandes cité.

Au delà de la brutalité avec laquelle cette opération de modernisation est menée, il faut bien voir que cette industrialisation est une défaite politique pour la paysannerie : l’agriculture échappe désormais à son contrôle. Les paysans se trouvent contraints d’appliquer des directives, des injonctions venues d’en haut, leur savoir-faire, leurs connaissances empiriques tenus pour ignorance rétrograde (malgré 7000 ans d’expérience et d’évolution !) en rien comparable au savoir des experts. Voilà ce qu’on appelle une perte d’autonomie décisionnelle, qui s’accompagne très logiquement d’une dépendance complète des paysans à l’égard des marchands d’engrais, de pesticides et de matériels divers ; la modernité apporte donc aussi dans sa hotte à merveilles l’endettement, géré par le Crédit Agricole qui s’avère être en fait le véritable propriétaire de toutes les fermes de France et de Navarre.

Si la victoire de l’agriculture industrielle sur l’agriculture paysanne touche au premier chef les paysans qui perdent en masse leur emploi, elle impacte aussi pour des décennies la santé de toute la population qui consomme des aliments contenant pesticides et insecticides (hautement cancérigènes), elle pollue les cours d’eau et les nappes phréatiques (forte teneur en nitrate) et contribue, par les déforestations massives dans les pays en voie de développement, de façon significative au dérèglement climatique.

La grande modernisation avait pour objectif avoué de nourrir la planète, 50 ans après son lancement, elle n’y parvient toujours pas et ne nourrit en tout cas plus ses agriculteurs. Les crises agricoles se succèdent à un rythme régulier : aujourd’hui les revenus d’un agriculteur moyen proviennent à 70% des subventions européennes, 30% venant réellement de son travail. Dans certains secteurs de production, les éleveurs laitiers entre autres, les producteurs travaillent à perte, le litre de lait coûtant 37 centimes à produire alors qu’il est collecté à 30 centimes.
Tous les jours en France, un agriculteur se suicide (première cause de mortalité dans la profession). Il apparaît donc assez clairement que ce monde de production mis en place dans les années 60 arrive en bout de souffle après avoir engendré des drames humains et causé des nuisances et dégâts considérables pour ne pas dire irréversibles à notre environnement.

Où conduit donc le progrès si ce n’est vers le futur, mais quand ce même progrès tend manifestement à rendre ce futur totalement incertain, voire extrêmement menaçant, quand la catastrophe semble imminente, faut-il donc continuer à marcher vers l’abîme au nom d’un « modernité » fallacieuse ?

En 1866, un certain Elisée Reclus, géographe aux compétences mondialement reconnues, anarchiste militant, anticipant déjà les risques qu’un progrès mal maîtrisé et instrumentalisé à des fins de profits, faisait courir à la civilisation, écrivait : « Là où le sol s’est enlaidi, là où toute poésie a disparu, les imaginations s’éteignent, les esprits s’appauvrissent, la routine et la servilité s’emparent des âmes et les disposent à la torpeur et à la mort » extrait « Du sentiment de la nature dans les sociétés modernes. »

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