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FIGEAC : Une “mémoire” pleine de pépins

Publié le 14 février 2007

Nous étions quelques compagnes et compagnons ce mardi 21 novembre à Figeac qui avions bien l’intention de rétablir un tant soit peu la vérité historique : l’auteur d’une nouvelle "Mémoire des vaincus" [1] venait, en personne, donner une conférence pour la promotion de son bouquin dans le cadre d’une semaine de commémoration de la République espagnole. Si le livre (que certains avaient fiévreusement lu et relu, se posant vainement la question "Est-ce bien réellement ce que je lis qui est imprimé ?"), si le livre en avait interloqué plus d’un, la conférence confirma bien nos craintes : il s’agissait bien d’une tentative de réécriture de l’histoire à des fins partisanes, toujours sous couvert de devoir de mémoire. En cette année de commémoration, les livres consacrés à la "guerre d’Espagne" (beaucoup plus qu’à la Révolution espagnole !) sortent comme champignons à l’automne. Certains s’avèrent dangereux : leur lecture peut occasionner notamment, sur des personnes non averties, des troubles de la vision de la réalité historique, susciter dans certains cas des hallucinations dans la perception d’événements passés, entraîner enfin en cas d’abus et de surdosage des amnésies partielles, voire, exceptionnellement, totales.

Beaucoup de ces ouvrages prétendent pourtant réhabiliter, restituer du passé occulté, redonner la parole à ceux que l’on a condamnés au silence. Le livre de Patrick Pépin se situe dans cette veine.
L’objectif avoué est généreux : il s’agit entre autre de faciliter le travail de deuil à tous ceux qui n’ont jamais eu le droit de pleurer leurs morts dans cette terre d’Espagne que Franco avait transformée en colonie pénitentiaire pour les familles des vaincus. Le propos semble tout à fait sensé et mérite nos encouragements. Cette lutte contre l’oubli dans lequel le régime franquiste voulait emmurer les survivants ne peut être que salutaire. En arrière-plan de cette recherche, de cette tentative de réappropriation d’un passé, la férocité et l’ampleur de la répression franquiste sont fort justement dénoncées, et c’est tant mieux.

Mais au fur et à mesure de ce récit à plusieurs voix (l’auteur laisse la parole à des témoins), le lecteur averti ressent une sorte d’angoisse douloureuse, comme un vide dans un paysage à la fois terrible et familier : il manque, dans l’évocation de cette Espagne meurtrie, des acteurs de premier plan : les libertaires. Cependant patience, les voilà au détour d’une page. Notre dramaturge consent à les faire paraître : figurants blêmes, hallebardiers de la scène VI du dernier acte, silhouettes furtives et frêles, on peine à les reconnaître.

Voici l’histoire d’une jeune femme, militante des "Juventudes libertarias" (Jeunesses libertaires) qui a "bien l’impression d’avoir fait beaucoup de bêtises au front dans les attaques désordonnées et qui a compris (en 1948) qu’il fallait tourner la page et que, pour des raisons d’efficacité politique, il était préférable de rejoindre le PCE, l’anarchisme n’étant qu’une erreur de jeunesse". Ce témoignage est très certainement véridique. Tout le monde a le droit de changer, mais pourquoi choisir précisément de publier ce témoignage là [2] ?

A quelques pages de là, un autre témoin évoque l’enfer d’Alicante (fin mars 39) ou des milliers de gens se sont fait piéger, attendant vainement des bateaux qui ne sont jamais venus. On le sait, des dizaines ou plus de gens se sont suicidés. Aucune fuite n’était possible. Qui croyez-vous que notre "témoin" ait choisi de montrer au moment du grand saut ? Deux cénétistes de la 28e division. Le fait est sans doute avéré, mais pourquoi choisir de relater ces suicides là plutôt que d’autres ? Quelle image des libertaires (dont ce sera les deux seules apparitions) restera à l’esprit d’un lecteur non averti : voilà des gens qui n’ont pas de suite dans les idées, qui rejoignent le PCE et qui, dans l’adversité, se donnent la mort. Il ne s’agit pas ici de condamner des gens qui se sont suicidés pour échapper à une mort certaine (précédée de mauvais traitements et de tortures) ou d’incriminer des gens qui ont quitté l’organisation, mais on sait que la plupart des compagnes et compagnons de cette époque sont restés fidèles à leurs idées jusqu’au jour de leur mort et qu’ils se sont battus dans les pires circonstances avec un courage exemplaire.

Mais poursuivons si vous le voulez bien la "lecture passionnante" de l’ouvrage de notre cher journaliste de Radio-France (l’homme a été directeur de France-Culture). Le beau rôle, comme on pouvait s’y attendre, est laissé à ceux qui, bien sûr, ont tout fait et tout sauvé : les braves gens du Parti communiste espagnol. Ça commence bien évidemment par un hommage rendu aux "Treize roses rouges de Madrid", ces 13 jeunes filles des Jeunesses communistes de Madrid fusillées le 5 août 39 par les franquistes. C’est un fait historique, et il est indéniable que bien des communistes ont été fusillés. Mais dans ce livre de Monsieur Pépin, les martyrs se sont surtout les communistes, et on n’apprendra pas que le "Parti des fusillés" ait pu être quelque mois plus tôt un parti de fusilleurs. C’est à eux également -les communistes- que revient l’honneur d’avoir organisé la lutte armée en Espagne contre Franco. Hommage est rendu à "El Quico". On s’attend bien sûr à ce que "El Quico" soit Franscisco Sabate, célèbre combattant libertaire, abattu le 5 janvier 1960 par la Garde civile. Mais non, le Quico en question est un certain Francisco Martinez Lopez, militant communiste. Les combattants de la guérilla libertaire ne manquaient pourtant pas. Rappelons ici aussi la mémoire de Ramon Vila Capdevila [3], guérillero intrépide qui mourut sous les balles de la Garde civile le 7 août 1963. On le sait, ce sont des centaines de militants libertaires qui ont laissé leur vie de l’autre côté de la frontière dans la lutte armée contre le franquisme dans les années de l’après-guerre. Dans l’histoire qu’écrit Monsieur Pépin, il n’y a pas de place pour eux. Quel comportement paradoxal, pour un homme si épris par ailleurs de "devoir de mémoire" !

Sidérés, consternés, nous avons ainsi appris que jusqu’en janvier 37 cela avait été le chaos en Espagne. Nous avons été par ailleurs "soulagés" d’apprendre que les crimes politiques avaient cessé à partir de cette date [4], quand il est historiquement établi que la terreur stalinienne va se mettre en place dans ce mois du printemps 37, et bien sûr après l’échec de l’insurrection de mai 1937 à Barcelone ! Evidemment, le silence est total sur les événements de mai 37 en Aragon, où se distingue particulièrement la division de Enrique Lister qui, au nom du Parti communiste, massacre allégrement les paysans des collectivités libertaires. Pas un mot non plus sur les exterminations massives (à de multiples occasions) sur le front, quand l’infanterie cénétiste se faisait hacher menu lors des assauts parce que la couverture d’artillerie, promise par l’état-major (aux mains du PCE) n’arrivait jamais ou trop tard (ou que les munitions n’arrivaient pas).

Notre "grand intellectuel" -sic- (c’est ainsi qu’il se définit fort modestement lui-même)- n’a cure des questions que nous lui posons et recentre toujours le soi-disant débat sur le propos, le seul objectif qui est le sien : restituer la mémoire des victimes du franquisme. Semblant (enfin ?) se rendre compte que l’on ne peut prétendre souhaiter la réouverture des fosses communes du franquisme tandis que celles du stalinisme resteraient fermées, il se propose, en cours de conférence, "fort gentiment" d’écrire un livre dans les années à venir sur "l’élimination du POUM et des anars" : on en frétille d’impatience.

Nous étions submergés par une forte impression de "déjà vu", une sorte de marée montante. Qu’était-ce ? Mais oui, une sorte de remugle des discours de ces ex-compagnons de route du PC qui, après avoir perdu leurs illusions -et pour certains les prébendes qui allaient avec- se sont rapprochés des socialos pour vouer désormais un culte pieux à notre sainte mère la démocratie, tout en gardant -sait-on jamais- un petit faible pour leur maison d’origine [5]. Pour tous ces anciens marxistes, désormais honteux, la révolution (la bolchevique) a fait faillite. La défense de la démocratie est devenue leur seule religion, leur seul credo. Mais il est extrêmement curieux de constater que selon la durée et le degré d’intimité de la relation qu’ils auront entretenue avec les appareils staliniens, ils conservent dans leur méthode d’approche, d’étude, les réflexes pavloviens de leurs maîtres à penser.

Pour en revenir à notre ami journaliste, sa méthode, dit-il, a été celle du collecteur d’informations qui se contente de retranscrire le témoignage (brut de coffre, pourrait-on dire), de s’effacer humblement dit-il, derrière la parole d’autrui. C’est la méthode du journaliste interviewer qui, simplement, enregistre. Mais à qui fera-t-il croire que l’agencement final de cette mosaïque de témoignages n’appartient qu’au hasard -comme il n’hésite pas à le prétendre lors de la conférence- sauf à les avoir tirés au sort -ce qu’il se garde bien d’affirmer devant nous. Comment, dès lors ne pas s’interroger sur les présupposés qui ont guidé son choix, devant ce résultat d’une parfaite homogénéité politique et d’une telle discordance avec la réalité historique ?

L’historiographie n’est plus ce qu’elle était. Autre fois, dans le bon vieux temps, la pratique stalino-communiste était de gommer carrément les gens, les événements qui la dérangeaient, ne reculant même pas devant la publication de photos tronquées. En ces jours de modernité démocratique triomphante, il est politiquement incorrect de procéder ainsi : il est de bon ton de reconnaître l’existence de "l’adversaire qui dérange". Mais, si on lui concède une réalité, on s’emploie à minorer son rôle, à dénaturer ses propos et ses actions. On est même prêt à admettre qu’il y ait eu des erreurs graves à son encontre, mais, on le sait, personne n’est parfait. Bref, si les vieux staliniens restent accrochés à leurs méthodes surannées, les nouveaux démocrates se sont faits les champions de l’évocation partielle et donc habilement mensongère. Elle permet de donner l’illusion de l’objectivité, de la pluralité des points de vue, de sauver les apparences de la morale démocratique. La censure moderne s’avère plus efficace parce que plus subtile.

Dans le monde de l’édition, l’autobiographie on le sait est à la mode et nombreux sont ceux qui n’ayant rien vécu, n’ayant rien à dire n’hésitent pas à le faire savoir. Les revisiteurs du soir, les amateurs d’histoire recomposée se sont évidemment rués sur le créneau du témoignage : ils confèrent à toute recherche historique une touche d’authenticité. Le vécu -des livres au discours-, un label de véracité. Convoquant arbitrairement à la barre tel témoin plutôt que tel autre, de besogneux écrivaillons participent à la construction d’une fiction historique qui sert leurs intérêts. Dans les années 30, un certain petit monde d’intellectuels n’avait pas hésité à emboîter le pas, comme un seul homme, à Staline et à sa clique d’assassins ; puis il a reflué peu à peu, finissant par déserter la défense du paradis des travailleurs. Dupés par des idéaux qui se sont révélés cauchemardesques, ils se sont juré, mais un peu tard, qu’on ne les y prendrait plus. Beaucoup d’entre eux n’ont maintenant de cesse de dénoncer tous les idéalistes, englués dans un romantisme révolutionnaire définitivement désuet, obsolète. Désormais ces "intellos" ne jurent plus que par la démocratie, qui, comme chacun sait est exempte d’idéologie, n’a jamais conduit de guerres affreuses et n’est en rien responsable de l’aimable visage du monde dans lequel nous sommes contraints de vivre.

Mais, comment évoquer l’Espagne sans rappeler qu’elle a succombé aux coups conjoints du stalinisme et du fascisme ? Soixante-dix ans après les faits, l’histoire officielle continue de mettre en scène l’affrontement entre deux blocs monolithiques. L’ouvrage du sieur Pépin, par ailleurs prompt à dénoncer le "mythe d’une révolution libertaire réussie" contribue à propager la fiction d’une République en phase avec les aspirations de la population, qui aurait impulsé de gigantesques réalisations, notamment dans le domaine éducatif -bien avant 36- et qui aurait bénéficié d’une solide assise populaire. On sait malheureusement que c’est le retour à l’ordre étatique qui sera l’"œuvre" majeure de la République, une fois que les communistes en auront pris le contrôle par les méthodes qui ont toujours été les leurs.

La mémoire doit être restituée dans sa totalité. Il est impensable que l’on puisse évoquer la répression franquiste sans mentionner le martyre qu’elle fit subir aux centaines de milliers de libertaires (sur le million d’adhérents de la CNT, la majorité ne put quitter le territoire) et sans rappeler la terreur stalinienne qui, en Espagne même, lui a préparé le terrain, en sabotant sciemment toute l’œuvre constructive et rénovatrice des libertaires. Il convient de rappeler haut et fort que "l’écrasement de la République espagnole" n’a suscité aucun réflexe de solidarité des démocraties voisines, pour la bonne raison qu’elles avaient bien pris l’exacte mesure du danger que représentait la révolution sociale en cours et voulaient éviter toute contagion. Une république espagnole uniquement porteuse de valeurs démocratiques, comme se complet à la rêver monsieur Pépin n’eût pas suscité ces réactions de rejet et d’abandon de la part de ses consoeurs.
Que cela plaise ou déplaise, l’Espagne a bien connu une révolution sociale radicale. Soixante-dix ans après, le système et ses défenseurs attitrés continuent à en avoir peur et à tout faire pour en occulter la réalité.

Figeaquois-Cœur-Fidèle.

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