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Claude Bernard, Bachelard et Feyerabend : trois scientifiques contre le scientisme.

Publié le 12 septembre 2020

Une communauté scientifique divisée, des mensonges gouvernementaux légitimés par un conseil scientifique, des injonctions sanitaires contradictoires, des prévisions systématiquement fausses, un droit de prescription des médecins bafoué par le Conseil de l’Ordre… Comme aux pires heures de la catastrophe de Tchernobyl, le constat est posé, une certaine science s’est servilement mise au service de l’État.

Cet accouplement monstrueux signe la persistance d’un projet politique aussi ancien que pervers, consistant en la mise en œuvre d’une politique ancrée sur des dogmes ayant pour but de nier la liberté des individus au profit d’un ordre social et économique figé et donc sans perspective de changement. Ce projet est parfaitement explicité par une figure des Anti- Lumières, Ernest Renan. Dans « L’avenir de la science » publié en 1890, il appelait de ses vœux « un gouvernement scientifique, où des hommes compétents et spéciaux traiteraient les questions gouvernementales comme des questions scientifiques et en chercheraient rationnellement la solution. » .

Rappelons qu’à cette époque la dictature de Porfirio Diaz, qui allait être balayée par la Révolution Mexicaine , avait pris ce modèle en s’appuyant sur « los Científicos » c’est à dire un conglomérat de personnages richissimes utilisant la technocratie et les statistiques pour exploiter une population réduite à la misère.
Une telle idéologie scientiste s’est très rapidement heurtée à la pensée scientifique moderne, dés 1865, Claude Bernard écrivait un premier avertissement vis-à-vis de l’émergence des études statistiques en matière médicale et surtout de leur tendance à transformer des probabilités en certitudes et ces certitudes en fantasmes.

« Quant à la statistique, on lui fait jouer un grand rôle en médecine, et dès lors elle constitue une question médicale qu’il importe d’examiner ici. La première condition pour employer la statistique, c’est que les faits auxquels on l’applique soient exactement observés afin de pouvoir être ramenés à des unités comparables entre elles. Or, cela ne se rencontre pas le plus souvent en médecine. Tous ceux qui connaissent les hôpitaux savent de quelles causes d’erreurs grossières ont pu être empreintes les déterminations qui servent de base à la statistique. Très souvent le nom des maladies a été donné au hasard, soit parce que le diagnostic était obscur, soit parce que la cause de mort a été inscrite sans y attacher aucune importance scientifique, par un élève qui n’avait pas vu le malade, ou par une personne de l’administration étrangère à la médecine. Sous ce rapport, il ne pourrait y avoir de statistique pathologique valable que celle qui est faite avec des résultats recueillis par le statisticien lui même. Mais dans ce cas même, jamais deux malades ne se ressemblent exactement ; l’âge, le sexe, le tempérament, et une foule d’autres circonstances apporteront toujours des différences, d’où il résulte que la moyenne ou le rapport que l’on déduira de la comparaison des faits sera toujours sujet à contestation. Mais, même par hypothèse, je ne saurais admettre que les faits puissent jamais être absolument identiques et comparables dans la statistique, il faut nécessairement qu’ils diffèrent par quelque point, car sans cela la statistique conduirait à un résultat scientifique absolu, tandis qu’elle ne peut donner qu’une probabilité, mais jamais une certitude » ( Dans introduction à la médecine expérimentale).

Ce passage qui garde toute son actualité est peut-être destiné à rester dans l’oubli tant il est évident qu’il ne peut que déplaire à un système basé sur l’accumulation de données au profit des industriels du numérique. Au pire, il leur sera facile de déboulonner Claude Bernard, fondateur de la médecine expérimentale, au motif qu’il a largement pratiqué la vivisection. Mais il n’en demeure pas moins qu’en affirmant cette vérité fondamentale que « jamais deux malades ne se ressemblent exactement », il remet déjà en cause une médecine fondée sur les big data et défend pour chaque patient en tant qu’être unique le droit de ne pas être traité comme un numéro. C’est pourquoi la médecine pensée comme connaissance de l’humain débute toujours par un colloque singulier et direct entre la praticien et son patient.

Cette critique du réductionnisme mathématique va s’élargir un siècle plus tard. D’abord sous les coups de Bachelard qui dénonce dans « l’engagement rationaliste » la superstition scientifique des formalistes et des logiciens débitant une dialectique qui « peut conduire peut-être à une morale et à une politique générales. » mais absolument pas « à un exercice quotidien des libertés d’esprit, » contre ce rationalisme étriqué et bourgeois qui « prend alors un petit goût scolaire. ..élémentaire et pénible, gai comme une porte de prison, accueillant comme une tradition. » Bachelard écrit que « pour penser, on aurait d’abord tant de choses à désapprendre ! Il propose ce qu’il nomme une démarche surrationnaliste.

« Le risque de la raison doit d’ailleurs être total. C’est son caractère spécifique d’être total . Tout ou rien. Si l’expérience réussit, je sais qu’elle changera de fond en comble mon esprit. Je fais une expérience de physique pour changer mon esprit. Que ferais-je, en effet, d’une expérience de plus qui viendrait confirmer ce que je sais et, par conséquent, ce que je suis. Toute découverte réelle détermine une méthode nouvelle, elle doit ruiner une méthode préalable. Autrement dit, dans le règne de la pensée, l’imprudence est une méthode. Il n’y a que l’imprudence qui peut avoir un succès. Il faut aller le plus vite possible dans les régions de l’imprudence intellectuelle. Les connaissances longuement amassées, patiemment juxtaposées, avaricieusement conservées, sont suspectes. Elles portent le mauvais signe de la prudence, du conformisme.. »
En 1975, ce discours contre une méthode figée et que les politiciens voudraient hégémonique est amplifié par Feyerabend qui va écrire son essai « Contre la méthode » avec en sous-titre Esquisse d’une théorie anarchiste de la connaissance.

Pour Feyerabend, il s’agit avant tout de pointer ce qu’il nomme le chauvinisme scientifique , c’est à dire un corpus de savoirs s’appuyant sur une méthode ad-hoc et dont l’État favorise la prolifération. Pour lui, il faut séparer la science de l’État, comme on a séparé l’État de la religion, de façon à ce chaque individu soit en mesure de choisir librement ce qu’il doit penser. En tous les cas on assiste plus souvent au renouvellement de la connaissance qu’à son dépassement au sens étymologique du terme. Ainsi Copernic renouvelle Aristarque et la physique du XX ème siècle renouvelle l‘intuition des atomistes grecs. La prétention scientiste à renvoyer les connaissances passées aux poubelles de l’histoire et à mépriser des connaissances extra occidentales est nuisible à l’imaginaire nécessaire au renouvellement de la pensée scientifique et donc à son progrès.

Ce qu’on a appelé la crise sanitaire a mis en évidence cette bataille séculaire entre un savoir au service du système dominant et une science libre et ouverte. Version moderne de la croisade positiviste d’Auguste Comte pour qui la science devait être au service de l’ordre bourgeois contre l’esprit des Encyclopédistes responsables à ses yeux des troubles de la Révolution Française. N’oublions jamais en tous cas que contrairement à ce qu’écrivait Shakespeare, le pouvoir n’a jamais peur d’un temps où des « des idiots dirigent des aveugles ».

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