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Semaine internationale contre les salaires impayés : une semaine ordinaire dans la vie d’une organisation anarchosyndicaliste

Publié le 15 décembre 2024

Lors de son congrès de 2019, les sections de l’Association Internationale des Travailleurs (AIT), le réseau international anarchosyndicaliste, ont proposé d’organiser lors de la seconde semaine d’octobre une semaine internationale de lutte contre les salaires impayés. Chaque section est invitée lors de cette semaine à faire campagne sur ce problème qui touche un très grand nombre de travailleuses et de travailleurs dans leur quotidien.

Pour la CNT-AIT, la section en France, cette semaine est une semaine comme les autres, car la lutte contre les salaires impayés, c’est toute l’année. Coup de projecteur sur une semaine de lutte dans la vie d’une organisation anarchosyndicaliste.

Mi-octobre, notre syndicat de Toulouse est contacté par Mamadou. Il travaille dans le secteur du nettoyage. Ses chantiers sont loin de chez lui, avec des horaires très tôt le matin. Il n’y a pas de transport public à cette heure-là, donc il est obligé d’utiliser sa voiture personnelle. Sa voiture, on s’en doute, n’est pas un SUV électrique. Elle est hors d’âge, diésel et ne respecte pas les critères de non-pollution …. Mais elle coûte quand même cher à entretenir. Après des années de bons et loyaux services, elle a fini par rendre l’âme. Mamadou ne peut donc plus se rendre sur ces chantiers. Son patron menace de le licencier. Il nous demande de l’aider pour plaider son cas auprès du patron. Après l’avoir écouté, des compagnons se mettent en recherche d’information juridique. Nous ne sommes pas des avocats professionnels, mais avec l’expérience, nous avons quelques réflexes. Nous récupérons la convention collective de la branche de Mamadou. Nous découvrons que le patron a abusé, lourdement et depuis des années. En effet, il est dit dans la convention collective que si les chantiers sont à des horaires avec lesquels il n’est pas possible de prendre les transports en commun, obligeant le salarié à prendre son véhicule personnel, le patron doit verser une indemnité à son salarié pour l’entretien de son véhicule. De plus, si le salarié se déplace entre plusieurs chantiers dans la même journée, ce qui est le cas de Mamadou, ces déplacements doivent être comptés comme du temps de travail et doivent être payés. Bien entendu, cela n’a jamais été le cas, le patron ne les a jamais payés. On est donc dans un cas flagrant de vol de salaire de la part du patron. Nous recontactons Mamadou, pour l’informer de ses droits légaux. Nous lui proposons de l’accompagner dans sa démarche pour qu’il ne soit pas seul face au patron. Mamadou nous remercie pour les infos, mais décidé de discuter en tête-à-tête avec le patron, sans nous. Nous lui laissons la décision de sa stratégie, c’est sa liberté de choix, et nous l’assurons que nous serons là si besoin. Une semaine plus tard, Mamadou nous informe qu’il a pu discuter avec son patron, que grâce à nos informations, il a pu obtenir d’être affecté sur un chantier de jour, auquel il peut se rendre en transports en commun. Il nous remercie chaleureusement pour l’aide que nous lui avons apporté. Et la réclamation de l’argent que le patron a économisé sur le dos de Mamadou toutes ces années ? Il préfère garder son travail actuel et ne pas les demander plutôt que de prendre le risque de mécontenter le patron en état trop vindicatif et prendre le risque de se faire licencier.

Toujours à la même période, les compagnons du syndicat de Paris sont contactés par un travailleur agricole saisonnier. Il a fait les vendanges mais il estime être sous-payé par rapport au travail qu’il a réalisé, surtout s’il compare avec ce qu’ont touché ses autres collègues pour un travail équivalent. Il n’a pas reçu de contrat de travail, ni de fiche de paye ou d’attestation « France travail ». La situation est « classique » : le saisonnier a été recruté par un « rabatteur » qui ensuite l’a mis à disposition avec d’autres saisonniers auprès de différents patrons de « châteaux », chez qui ils travaillent le temps des vendanges. A priori, si les dires du saisonnier se confirment, il s’agit là aussi d’un vol de salaire direct et indirect (non-payement de cotisations sociales). Après un examen du dossier et des pièces envoyées par le saisonnier, notamment les relevés d’heure, un compagnon du syndicat prend contact avec le « rabatteur ». Nous demandons les documents légaux. Au bout de 24 heures, nous les recevons par internet. Les cotisations ont bien été payées. Le rabatteur nous dit que c’est un problème de mauvaise organisation s’ils n’ont pas été transmis dans les temps… A priori, il n’y a des documents que pour deux des trois châteaux pour lequel le saisonnier a travaillé. Comme par hasard, il manque la fiche de paye d Château qui a sous-payé le saisonnier… Cependant, cela va être difficile d’intervenir a posteriori : les vendanges sont finies depuis longtemps, donc pas moyen de faire pression sur l’employeur pour le forcer à payer. Et un procès aux prudhommes, cela prendrait de longs mois, voire années, avec des frais de procédures qui couteront plus cher que les quelques centaines d’euros manquants. Le patron le sait pertinemment, c’est pour cela qu’il abuse.

Le saisonnier nous dit qu’il a bien essayé de mobiliser les autres vendangeurs pendant la récolte, car il avait noté des abus de la part des employeurs et surtout un système de calcul du rendement des vendanges pour le moins opaque (pas d’enregistrement de quantités récoltées, alors que les saisonniers sont censés être payés au poids). Mais les autres vendangeurs ont refusé de se mobiliser : l’un d’entre eux, le « chef » du groupe, a dit qu’il ne voulait pas faire la révolution, mais gagner de l’argent. Les autres ont expliqué qu’ils avaient besoin de cet argent pour leur famille, ou pour se payer les réparations de leur camion, et donc qu’ils ne pouvaient pas se permettre de faire grève.

CONCLUSIONS

Quelle conclusion tirer de ces histoires, sommes toutes banales pour un syndicat ? D’abord, on voit que pour de nombreux travailleurs, il n’y a plus vraiment d’esprit de lutte collective. On est souvent dans de la « débrouille individuelle ». Et même quand on s’adresse au syndicat, fréquemment, c’est pour y chercher un soutien juridique, voire un avocat bon marché. Et une fois son cas réglé, le travailleur ne reste pas au syndicat pour y militer. C’est pour cela que nous ne faisons pas trop de publicité autour de la « semaine internationale contre les salaires impayés » : certes, cela pourrait faire venir à notre syndicat beaucoup de gens qui sont en recherche d’une aide juridique, car les abus des patrons sont très fréquents. Mais c’est quelque chose que nous ne recherchons pas : nous ne souhaitons pas devenir des experts juridiques ou des « avocats bon marché ». L’anarchosyndicalisme n’a pas pour finalité de faire respecter le droit bourgeois, il a pour finalité d’abolir le droit bourgeois. Nous ne nous battons pas pour les droits des travailleurs, nous nous battons pour la dignité des travailleurs, ce qui n’est pas exactement la même chose.

Par ailleurs, nous sommes opposés à toute forme de pouvoir ou de hiérarchie dans l’organisation, et entre les travailleurs eux-mêmes. Or, avec ce genre d’activités juridique, on dérive vite vers une spécialisation, entre d’un côté les experts du droit et de l’autre les simples travailleurs. Au nom de l’efficacité, les experts prennent alors le pouvoir sur les travailleurs qui tôt ou tard sont dépossédés de leur lutte. C’est ainsi que se mettent en place les bureaucraties. Les anarchosyndicalistes conséquents préfèrent donc encourager les luttes en action directe, c’est-à-dire menées par les travailleurs directement, sans intermédiaire, qu’il soit élu syndical, avocat ou expert juridique.

Bien sûr, on n’a pas toujours le choix, et nous ne refusons pas de faire de l’accompagnement juridique quand il n’y a pas d’autre choix, mais ce n’est pas dans cette stratégie que nous souhaitons investir nos moyens et nos forces, qui sont encore limitées.

Par ailleurs, l’action directe des travailleurs favorise l’action collective, alors que l’action juridique consiste le plus souvent à traiter des situations individuelles. Enfin, selon notre expérience, l’action juridique est souvent mise en œuvre alors que le travailleur concerné a déjà quitté l’entreprise. Il est donc assez difficile de faire pression sur l’entreprise pour obtenir réparation. Et s’il faut passer par le tribunal des prudhommes, cela sera couteux et long, pour un résultat non garanti.

Nous préférons appuyer les luttes collectives, comme celles des secrétaires de l’hôpital Ducoing, qui se sont mises spontanément en grève cet été pour exiger le payement de leur salaire à son juste niveau. Cependant, dans le cas des travails hyper précaires, comme le nettoyage ou les travaux agricoles saisonniers, il est plus difficile de s’organiser que dans des entreprises avec lesquelles on a un contrat en CDI, car fréquemment les travailleurs précaires ne se connaissent pas et ne sont ensemble que pour le temps limité d’un chantier, d’une mission d’intérim ou d’une saison agricole. C’est pour cela que le travail de conscience de classe, le travail « idéologique » nous semble important à mener tout au long de l’année : faire prendre conscience aux travailleurs qu’ils partagent toutes et tous des intérêts en communs, quelle que soit leur origine ou leur statut (CDI, CDD, intérims…) ; que ces intérêts n’ont rien de commun avec ceux du patron, et que c’est par l’union et la solidarité qu’ils pourront se faire respecter. C’est seulement armé de cet état d’esprit combatif qui s’acquiert en temps de « paix » qu’ils seront à même de faire face collectivement si un conflit éclate avec leur patron.