LUIS-ANDRES EDO

Publié le 6 mars 2009

Ce 15 février 2009 décédait Luis Andres Edo. Né en 1925 dans une caserne d’Aragon (son père était... garde civil), Edo a vécu intensément un idéal révolutionnaire clairement anarchiste. Déserteur, emprisonné au château de Figueras, exilé, militant clandestin sous la dictature de Franco, de nouveau emprisonné, il a exercé à plusieurs reprises des responsabilités notables à la CNT... ce qui ne l’a jamais empêché de développer des positions parfois hétérodoxes. Ceux d’entre nous qui l’ont connu à un moment ou à un autre de sa vie, même s’ils ont souvent été en désaccord politique ou organisationnel, ont toujours apprécié la vigueur de ses convictions et la valeur de son militantisme. En saluant sa mémoire, nous publions ci-dessous deux extraits d’une de ses dernières interviews l’un pour rappeler comment l’Etat peut s’y prendre pour casser une organisation révolutionnaire, l’autre sur des questions de fonctionnement qui se posent à tout militantisme anarchosyndicaliste.
La Rédaction

stratégie d’etat contre la cnt

(La mort de Franco a été suivie d’une très forte résurgence de la CNT dans toute l’Espagne mais aussi par la volonté du patronat d’assurer une transition "sans casse" pour lui entre la dictature mourante et la nouvelle "démocratie". Cette soumission des intérêts de la population à ceux du capital a été scellée par le "Pacte de La Moncloa" qu’ont signé toutes les "forces de gauche"). Laissons sur ce point la parole à Luis-Andres Edo :

"La CNT a manifesté, du début à la fin, son opposition farouche au "Pacte de la Moncloa". Alors qu’au niveau national les deux principales centrales syndicales (UGT socialiste et CCOO Commissions ouvrières, communistes) étaient dans la compromission du pacte, en Catalogne la CNT avait réussi à réaliser l’unité du mouvement ouvrier contre ce même pacte. La protestation y prit une forme massive : fin octobre 1977, 400 000 travailleurs manifestaient dans les rues de Barcelone contre le pacte de La Moncloa. La peur de voir ce front du refus à toute l’Espagne et les perspectives révolutionnaires qu’il ouvrait s’empara du pouvoir qui prit, à son plus haut niveau, la décision de casser la CNT.

Le premier acte consista à isoler la CNT. Les directions nationales de l’UGT et de CCOO firent pression sur leurs structures régionales pour qu’elles rentrent dans le rang, ce qu’elles obtinrent. La CNT se trouva seule. Elle restait cependant sur une trajectoire ascendante, qui de la grève de Roca à celle des pompistes passait par des meeting monstres à San Sebastian de los Reyes (Madrid), Valence ou Barcelone et aux foules des journées libertaires du parc Güell. Cette trajectoire fut cassée d’un coup par l’incendie de la Scala. L’affaire de la Scala est le point de départ de l’application d’une ligne répressive politico-policière, pluridimensionnelle, minutieusement réfléchie dans les plus hautes sphères ; une manipulation étatique de haut vol.
Pour finir de casser tout élan révolutionnaire, cette attaque frontale contre la CNT fut accompagnée, dans tous les secteurs (politiques, syndicaux, chefs d’entreprises...) par la culture de la corruption. Cette corruption généralisée a facilité l’intégration de l’Espagne dans l’OTAN ou le Marché commun. Et, pour garantir la stabilité militaire, politique, syndicale et sociale de l’Etat, elle s’accompagna, par la décision prise au sommet du pouvoir de recourir au "meilleur gestionnaire" possible pour des temps troubles : le PSOE (Parti socialiste ouvrier espagnol). A cette époque, j’ai affirmé que c’était une erreur tant de la CNT que de la FAI de s’en tenir à une stratégie sur les lieux de travail alors que la situation politique à laquelle nous étions confrontés (transition et pacte) exigeait une réplique beaucoup plus large en lien avec tout le mouvement social."

démocratie ou démo-acratie ?

  • Tu as écrit que la crise est consubstantielle à l’anarchosyndicalisme.
  • Toute chose vivante est soumise aux changements, autrement dits, aux crises. Le mot crise ne doit pas nécessairement être compris dans un sens négatif, mais aussi comme une proposition dynamique, qui permet de faire évoluer les situations. Par exemple, les positions hétérodoxes ont permis à la structure de la CNT de ne pas fonctionner exclusivement sur la base de la majorité (démocratie) mais aussi sur une base que l’on peut qualifier de démo-acratie (de acratie, anarchirsme), ce qui a permis à l’organisation de se sortir de situations limites. Toutes les structures vivent des crises successives et je pense que cela peut être sain. Mais il faut bien différentier ces crises de la création volontaire de conflits internes. Il s’agit alors de manipulations organisées dont l’objectif est de renforcer le pouvoir d’un clan qui, pour se maintenir, provoque la crise comme élément de déstabilisation. La peur et "l’insécurité" ainsi générées entraînent en réaction une demande d’ordre et de sécurité, et cela marche aussi bien pour les organisations militantes que pour les sociétés en général.
  • Qu’entends-tu par Démo-acratie ?
  • On oppose en général la "démocratie directe" à la "démocratie de représentation", qu’elle résulte d’élections ou qu’elle repose sur le principe de la délégation. En réalité, je crois bien plus qu’au-delà de tout ça, ce qui est important, c’est la pratique de l’assemblée. Pour moi, c’est l’apport le plus extraordinaire de la CNT, qui a su maintenir des assemblées impressionnantes de militants. Dans l’assemblée, chaque militant est représenté par lui-même, sa participation est ouverte. C’est pour cela qu’à la démocratie, c’est-à-dire l’autorité du peuple, j’oppose la démo-acratie, expression du peuple anti-autoritaire qui participe à ses propres décisions dans l’assemblée.

L’affaire de la Scala

Le 15 janvier 1978, alors que la CNT, seule, réunissait à Barcelone 15 000 manifestants contre le pacte de La Moncloa, des cocktails Molotov étaient lancés contre une salle de spectacles, la Scala. Quatre salariés, dont deux adhérents de la CNT, y moururent carbonisés. Aussitôt, une campagne médiatique aussi intense qu’ordurière se déclencha contre la CNT, accusée d’être assez folle pour brûler ses propres adhérents. La CNT n’avait pourtant rien à voir. Il est établi qu’un indicateur de police, Joaquin Gambin, était à la source de cet incendie criminel. Ce provocateur n’était pas un inconnu : la presse de la CNT ("Espoir") avait dénoncé les agissements de cet auxiliaire de police, et de quelques autres, avant même leur incendie criminel. Malgré cela, le retentissement émotionnel de cet attentat, sur lequel jouèrent lourdement tous les médias, fut tel que la dynamique d’opposition au pacte fut cassée net de même que le développement de la CNT. Par la suite, la stratégie de création volontaire d’une scission au sein de la CNT (qui donna l’actuelle CGT espagnole) participa de la même volonté du pouvoir de finir de casser les volontés révolutionnaires.

UN AUTRE REGARD

Parce qu’Albi est une ville propre, charmante, neuve, dynamique et fleurie, la guerre y fait rage (...) elle y est menée par les trompettes de la concertation et les étendards de la paix. Lorsque 27 policiers mobilisés encadrent 15 000 manifestants "massivement mobilisés" (soit un pour 550 manifestants seulement, alors que la France compte un policier pour 200 habitants en situation normale). Lorsque le maire de droite, ostentatoirement seul, dispense des poignées de main dans la manifestation comme les organisations syndicales distribuent leurs tracts. Lorsqu’un trajet de manifestation, entendu entre syndicats et préfecture de police, mais visiblement sous-traité à l’Office du tourisme, préfère les rues commerçantes et places aseptisées aux lycées, facs ou quartier populaire. Lorsqu’au final, TOUS (flics, élus, syndicats, tous, Medef compris -historiquement réunis pour la défense de l’emploi et du pouvoir d’achat- journalistes, manifestants grévistes ou non) rentrent chez eux avec le même sentiment satisfait et routinier du travail bien fait... on comprend bien que c’est toute idée de conflit que le pouvoir s’emploie à neutraliser, qu’il fait la guerre à la guerre elle-même et s’attaque à son sens. Victorieux systématiquement tant que comme un 29 janvier à Albi tout conflit ne brille que par son absence, tant que, dans cette absence, dans cette pacification, l’on se mobilise et s’engage.

(Extrait d’un tract distribué à Albi par des compagnons
après la manifestation du 29 janvier)

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