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Que peut nous apporter l’histoire ?

Publié le 6 janvier 2012

Que peut-on retirer de la lecture d’un ouvrage d’« histoire militante » ? J’entends par cette expression - pas très heureuse - non pas l’ouvrage froid d’un universitaire mais celui d’un historien engagé, désireux de questionner avec empathie l’histoire du mouvement auquel il appartient. Peut-on en tirer des enseignements pratiques, ou, tout du moins, en quoi les questions posées par les acteurs des luttes du passé et les réponses qu’ils ont apportées peuvent-elles éclairer notre réflexion et notre démarche actuelles ?

Le nouvel ouvrage de Mathieu Léonard «  L’Émancipation des Travailleurs : une histoire de la Première Internationale  » (2011, La Fabrique) offre l’occasion de poser de telles questions dans un parallèle avec l’actualité, notamment le « printemps arabe » ou le mouvement des indignés. Un ami, qui avait participé activement en Espagne à ce dernier, me faisait récemment part de son enthousiasme pour l’auto-organisation et l’action directe qu’il avait pratiquées pour la première fois au cours de ce printemps… mais aussi de son agacement envers les militants révolutionnaires qui n’avaient de cesse de leur faire la leçon en se référant sans arrêt au passé. Comme si ces derniers rejouaient dans les assemblées populaires les vieilles querelles du mouvement révolutionnaire, sans trop se préoccuper du présent. Or, l’histoire ne se répète pas, du moins telle quelle. Notre société est à bien des égard différente de celles du XIXe ou de l’entre-deux-guerres… A trop avoir les yeux dans le rétroviseur, on est aveugle à ce qui se passe aujourd’hui. Une grille de lecture du présent fondée uniquement sur des expériences anciennes empêche de comprendre les enjeux actuels des luttes et peut conduire beaucoup de militants révolutionnaires à passer à côté du démarrage d’un processus révolutionnaire.

Il faut le souligner, un grand nombre d’anarchistes, retrouvant une « soudaine pureté idéologique » n’ont pas hésité à quasiment condamner les mouvements des Indignés et à les qualifier de doux noms d’oiseaux : réformistes, citoyennistes, inter-classistes à les accuser de collusion avec les fascistes, n’hésitant pas alors à généraliser un incident parisien (où le mouvement ne fut jamais massif) à l’ensemble de ce mouvement pourtant très hétérogène (comme si ce qui se passait à Paris valait pour Athènes, New York, Séville ou Barcelone  !).

Pourtant, ces mouvements ne sont pas plus inter-classistes que celui des retraites ou du CPE auxquels la plupart de nos « vrais révolutionnaires » ont participé activement. Et ils sont sûrement moins réformistes que les syndicats institutionnels dans lesquels militent bien des anars... sans parler de ceux qui, parmi ces derniers, appellent à voter aux présidentielles (comme en 2002) ou qui réclament le retour de la main protectrice de l’État contre le libéralisme (oubliant que l’État a toujours été l’outil de la domination patronale). Il y a cependant une différence entre les mouvements de 2011 et ceux de la dernière décennie ; c’est une pratique plus massive de l’auto-organisation. Paradoxalement, c’est peut-être cela qui pose problème à certains révolutionnaires…

Mais revenons à notre question. En quoi l’étude des expériences révolutionnaires passées est-elle utile à nos pratiques actuelles  ? Sûrement pas à condamner les mouvements actuels, mais bien à détecter, dans le processus révolutionnaire actuellement en gestation, des obstacles qui sont assez similaires à ceux qu’a connu le mouvement ouvrier de la fin du XIXe : « Bien des questions qui sont les nôtres sont déjà posées dans les congrès de la Première Internationale, dans les luttes qu’elle a menées et dans les querelles dont elle a fini par mourir » (M. Léonard).

Dès sa création, la première AIT affirme dans son « Adresse inaugurale  » une idée-force majeure : «  L’émancipation des travailleurs doit être l’œuvre des travailleurs eux-mêmes  ». Elle fait donc de la volonté auto-organisationnelle – cette volonté que l’on commence à retrouver dans les mouvements actuels - un de ses principes. A cette affirmation première, il convient d’en ajouter une autre, qui reste fondamentale de nos jours : la solidarité internationale, c’est-à-dire la lutte contre le nationalisme et plus largement contre ce que l’on appelle aujourd’hui le repli identitaire. Une troisième thème, essentiel lui aussi, celui de l’État, fera polémique au sein de l’AIT tout au long de sa courte histoire et sera l’une des causes de sa dislocation.

IDENTITÉ CONTRE RÉVOLUTION

L’identitarisme reste un levier important pour une élite autoproclamée afin de conserver ou conquérir le pouvoir et entraver les processus révolutionnaires en divisant le prolétariat. On peut le voir à l’œuvre actuellement, notamment dans les pays qui connaissent des périodes électorales : l’étranger (en France), le mécréant (en Égypte ou en Tunisie) devient alors la source de tous les maux. L’Égypte fournit un bon exemple : au moment même où les intégristes musulmans, grâce à leur réussite électorale, sont en passe de se partager le pouvoir avec l’armée, les jeunes révolutionnaires, ceux qui ont chassé Moubarak subissent une brutale répression.

Ce n’est pas pour rien que l’Association Internationale des Travailleurs (AIT) fondé à Londres en 1864 avait pris pour base la solidarité internationale. George Odger, un leader des puissantes trade-union anglaises (qui sombreront peu de temps après dans le réformisme), affirmait ainsi dans une « Adresse » que «  La fraternité entre les peuples est extrêmement nécessaire pour les intérêts des ouvriers (….) empêcher les maîtres de nous mettre dans une concurrence (...) le jour n’est pas loin où les travailleurs de tous les pays s’uniraient et où la guerre et l’oppression serait bannie...   ». Certes, comme le souligne Matthieu Léonard, l’approche de cette adresse était pragmatique  : il s’agissait surtout de lutter contre le dumping social, qui était -et demeure- une arme du patronat pour faire jouer la concurrence entre travailleurs, maintenir les bas salaires et briser les grèves même si l’échelle a changé (hier au niveau européen, aujourd’hui mondial). L’adresse d’Odger pour la création d’une Internationale, tout utilitariste qu’elle puisse paraître, a au moins le mérite de vouloir lutter contre le dumping social et substituer l’entraide des travailleurs à l’affrontement fratricide [1]. Il s’agit d’opposer une force organisée aux patrons capitalistes qui cherchent à diviser. Cela ne se fit pas sans connaî-tre des succès. Ainsi, lors de la grève des vanniers de Londres, l’AIT pu intervenir : les ouvriers belges que les partons anglais avaient fait venir pour briser la grève préférèrent retourner en Belgique, et, «  il fut impossible après cela aux patrons de se procurer d’autres ouvriers  ».

Le préambule au statut provisoire de l’AIT allait lui plus loin : «  Tous les efforts faits jusqu’ici ont échoué faute de solidarité entre les ouvriers des différentes professions dans chaque pays et d’une union fraternelle entre les classe ouvrières des diverses contrées… que l’émancipation du travail, n’étant ni locale, ni nationale, mais sociale embrasse tous les pays….  ». Avec l’auteur « On peut penser que l’influence de l’Internationale a permis de proscrire la notion de « préférence nationale » des principes du syndicalisme naissant. Elle a pu prétendre alors à la fois dépasser l’exclusivisme national, réflexe défensif des ouvriers parfois exacerbé par un chauvinisme de circonstance, et lutter contre le dumping social mis en œuvre par des patrons assis sur une armée industrielle aux réserves illimités »

La solidarité internationale, impulsée par l’AIT, permettra à certaines grèves d’être victorieuses comme celle du bâtiment à Genève en 1868. En France, Eugène Varlin récoltera 10 000 francs – somme considérable pour l’époque - qui permirent à la grève de tenir dans la durée face au refus des patrons d’accéder aux revendications des ouvriers genevois. Cependant, par manque de moyens l’AIT ne pourra soutenir efficacement les nombreuses grèves qui éclatèrent en 1869 en France, en Suisse et en Belgique. Néanmoins l’internationalisme progressa chez les ouvriers.
Malheureusement, il butera sur la guerre entre la France et la Prusse en 1870. Auguste Sérailler, ouvrier bottier, membre français du Conseil général de l’AIT critiquera ses compatriotes qui sacrifiaient cet idéal au chauvinisme ambiant : «  C’est incroyable de penser que des gens peuvent pendant six ans être internationaux, abolir les frontières, ne plus connaître d’étrangers et en arriver au point où ils sont pour conserver une popularité factice, et dont tôt ou tard ils seront victime (…) combien faudra-t-il de générations pour effacer l’antagonisme profond de nationalité qu’ils cherchent à faire renaître par tous les efforts que leur pauvre imagination suggère  !  ».

On le voit, si l’idée de solidarité a fait du chemin depuis 1864, son implantation reste très fragile et ne résiste pas à la poussée de fièvre nationaliste des temps de guerre. La défaite française contre la Prusse aura pour conséquence inattendue la célèbre expérience de la Commune de Paris (1871). Si elle ne fut pas clairement internationaliste - le sentiment anti-allemand fut incontestablement très vif- une décision de la Commune validera pourtant l’accès à la pleine nationalité des étrangers. De plus, de nombreux étrangers participèrent à cet événement révolutionnaire : sur les 36 309 communards arrêtés, 1 725 sont des étrangers majoritairement européens (Belges, Italiens, Suisses, Hollandais et même 81 Allemands) mais on compte aussi 20 Africains principalement des Algériens… On estime à 3 ou 4 % la proportion d’étrangers parmi les 20 000 communards répertoriés dans le Dictionnaire biographique du mouvement ouvrier et à… 25 % des fusillés dans l’effroyable vague de répression qui abattit la Commune.

Après sa scission de 1872, l’AIT se disloqua. Elle sera cependant la source d’inspiration des grands mouvements ouvriers anarchosyndicalistes (CGT en France en 1895, IWW aux USA en 1905, CNT en Espagne en 1910). Malgré cela, l’internationalisme hérité de l’AIT ne résistera pas toujours aux poussées nationalistes de 1914. Cet échec de l’internationalisme fut l’échec du mouvement révolutionnaire dans son ensemble, tant la solidarité internationale est l’un des principaux fondements -avec l’auto-organisation- d’un réel processus révolutionnaire.

LA QUESTION DE L’ÉTAT

Le clivage idéologique sur la question de l’État, du parti et du rôle centralisateur du Conseil général de l’AIT face à l’autonomie des sections provoqua un schisme au sein de l’AIT et la mena à sa fin. Il s’incarnera dans le célèbre conflit entre Marx et Bakounine, pour lequel il faut se garder de toute réduction psychologisante comme le dit bien l’auteur.

Sur le principe de la disparition à terme de l’État, les autoritaires et les anti-autoritaires sont d’accord. Mais, pour les seconds « toute participation de la classe ouvrière à la politique bourgeoise gouvernementale ne peut avoir d’autre résultat que la consolidation de l’ordre des choses existant, ce qui paralyserait l’action révolutionnaire socialiste du prolétariat » alors que les premiers valorisent la participation du prolétariat aux institutions politiques en déclarant : «  l’abstention politique est funeste par ses conséquences pour notre œuvre commune. Quand nous professons l’intervention politique et les candidatures ouvrières, nous voulons seulement nous servir de cette représentation comme d’un moyen d’agitation qui ne doit pas être négligé dans notre tactique. Nous croyons qu’individuellement chaque membre doit intervenir, autant que faire ce peut, dans la politique.  »

La divergence existe aussi sur la mise en place du communisme/collectivisme lors de la future révolution. Les anti-autoritaires veulent une disparition de l’État dès le début de celle-ci car, comme le dit Bakounine, « Tout État même le plus démocratique n’est autre chose que le gouvernement des masses de haut en bas par une minorité de savants et par cela même privilégiés, soi-disant comprenant mieux les véritables intérêts du peuple que le peuple lui-même  ». Révolution sociale et État sont antinomiques et donc la destruction de l’État est l’un des premiers devoirs du prolétariat. Toute organisation d’un État soi-disant provisoire et révolutionnaire menant à cette destruction, ne saurait être qu’une tromperie.

Aujourd’hui, la question de la disparition de l’État ne semble plus être à l’ordre du jour dans les milieux révolutionnaires. Pire, ce sont les néo-libéraux qui sont présentés comme anti-étatistes  ! Par contre, la gauche dans son ensemble présente le renforcement de l’État comme « la mesure » susceptible de contrer la dictature des marchés et comme seul garant du progrès social. Ainsi est entretenue l’illusion de la nécessité de l’État qui serait le seul à même de nous protéger, nous autres, éternels mineurs. Or, c’est un grossier mensonge mais qui a pris racine. Les Etats - même ceux qui se prétendent démocratiques ou ceux qui se prétendaient communistes - ont toujours été un parfait outil pour assurer aux exploiteurs leur domination sur le monde. Partout et toujours c’est l’oligarchie politico-médiatico-économique qui est aux commandes : politiciens et grands patrons sont copains comme cochon, passent d’une responsabilité d’entreprise à une charge politique (ou l’inverse !), voire concluent entre eux des alliances matrimoniales comme une véritable aristocratie  !
l’État est, en effet, la meilleure garantie de leurs propriétés, de leurs richesses. Son rôle premier est de les défendre au sein de la nation et hors d’elle. L’histoire des néo-libéraux contre l’État est une fadaise. Qui garantit en effet aux compagnies pétrolières la conquête de nouveaux gisements ? Qui fait vivre le puissant complexe militaro-industriel (le plus gros laboratoire d’innovation technologique - avions, frigidaires, internet… - toutes innovations financées par l’État qui enrichissent en retour de nombreuses entreprises civiles)  ? D’où proviennent les milliards de dollars engrangés par des sociétés privés (notamment les entreprises de néo-mercenariat durant la guerre en Irak) si ce n’est des poches des contribuables ? D’où vient l’argent de l’industrie nucléaire ? Des avionneurs comme Boeing ou Airbus, ne sont-ils pas largement subventionnés directement ou indirectement par les Etats  ? D’où vient la fortune de Bouygues si ce n’est des commandes étatiques – dont récemment certaines bien juteuses de dictateurs d’Asie centrale  ? Et, quand survient une crise financière, à qui font appel les requins de la finance – ceux-là mêmes qui ont empoché pendants des années des bénéfices colossaux - pour regarnir les coffres des banques et autres sociétés de spéculation « too big too fail » ? A l’État bien sûr qui, pour les renflouer, a creusé de façon exponentielle son déficit. Et qui va le rembourser ? Nous ! En travaillant plus pour gagner moins (pour les « chanceux » qui ne sont pas totalement hors circuit !).

Quant à la soi-disant « main gauche de l’État » chère à feu Bourdieu, celle qui constituerait son aile sociale, protectrice, distributive... elle fut surtout le résultat des luttes du mouvement ouvrier qui contraignit les capitalistes à satisfaire certaines revendications (ne serait-ce que pour s’acheter la paix sociale). Mais une fois le rapport de force revenu à leur avantage après avoir neutralisé l’adversaire, l’État déleste sa main gauche au profit de sa main droite, son véritable maître !

Aujourd’hui, beaucoup de ceux qui participent aux mouvements de luttes dans les Pays Arabes, en Espagne, aux États-Unis… conservent encore, malgré leur rejet des politicards de tout bord, la croyance dans un Etat protecteur qu’il serait possible de démocratiser par un meilleur contrôle citoyen. Mais en Tunisie comme en Égypte cette illusion pourrait bien tomber parmi un nombre croissant de ceux qui ont chassé les dictateurs. Les élections tentent de rejeter à la périphérie les vrais révolutionnaires. Elles remettent au centre les politicards de tout poil désireux de rétablir l’oligarchie, partiellement renouvelée par des islamistes. Grâce à elles l’État est remis sur pied, maintenant avec une étiquette pseudo-démocratique, mais toujours aussi prompt à défendre comme toujours les intérêts des exploiteurs et la reprise de leur business. Pour cela, il doit en finir avec les diverses formes d’auto-organisation qui ont fleuri durant le soulèvement, comme l’atteste la répression sauvage ces derniers jours place Tahrir. l’État se révèle tel qu’il est  : anti-démocratique par nature. C’est pourquoi il est important que les anarchosyndicalistes travaillent à la disparition de l’illusion étatique en portant cette ancienne (mais non archaïque !) question de l’État dans ces mouvements auto-organisés.

La nécessité de la solidarité internationale et la remise en cause de l’État restent, comme à l’époque de la première AIT, des enjeux majeurs pour tout mouvement auto-organisé. Le repli identitaire d’une part et d’autre part la croyance que les changements ne peuvent s’effectuer que du haut vers le bas par une élite de pseudo-experts autoproclamés sont des freins de taille au développement du processus révolutionnaire récemment initié.

Marwing

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