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La boîte des trois rats

Publié le 23 juin 2013

Un jour trois rats filaient dans une rue déserte, zigzaguant entre les obstacles. Ils étaient tous trois de la même portée. L’aîné s’appelait Maestro [1], le cadet Criado [2], et le dernier on le nommait Larazón [3]. Maestro se considérait depuis toujours comme le chef de la fratrie et, ce jour là, il entraîna ses deux jeunes frères à l’intérieur d’une boîte en carton qu’il connaissait.

Sur la route, il vantait les bienfaits de cette boîte. Selon lui, elle procurerait des plaisirs d’une si grande intensité, que ses frères ne pouvaient en soupçonner la plus infime grandeur. Une fois à l’intérieur, malgré les discours de Maestro, l’aspect semblait lugubre, sombre, il faisait chaud, l’atmosphère était étouffante et oppressante, il y avait peu de place. Larazón remarqua une inscription au fond. Il était écrit en grosses lettres bleues : «  EL MERCADO  » [4]. Larazón demanda : « Quel est ce lieu ? » Maestro ne répondit pas. Les trois étaient passés par ce qu’ils pensaient être une petite porte, un trou qui une fois franchi, s’obstrua par un gros objet, « l’ombre de Maestro ». Larazón essaya aussitôt de repousser l’objet, mais n’y arriva pas ; alors il chercha une autre sortie. Un mal croissant les prenait, ils n’en saisirent pas encore la cause, car il était ténu, lié à la nature même de la boîte. Elle était pour le moins spéciale, l’air à mesure que le temps passait, rendait fou, et une ivresse aliénante les captivait.

Maestro sans dire mot sur ce qu’il en connaissait, semblait l’apprécier, ce qui intrigua rapidement Larazón. Il fit remarquer, que malgré leurs efforts pour sortir, ils ne le pourraient. Il ajouta : « Si l’on veut vivre, il faut s’adapter aux nouvelles conditions. Je sais, vous n’êtes pas habitués. Mais il faut s’intégrer à ce nouveau monde. Pour survivre il faudra composer avec le Marché ! ». Et Maestro très vite en effet, s’adapta et s’intégra. Il voulait tirer bénéfice de cette captivité. Criado, lui, se résigna et s’intégra tant bien que mal, mais pas Larazón qui cherchait toujours une sortie, motivé par ce qu’il avait compris : l’air ambiant était nocif. Maestro absorbait cet air nauséeux et ressentait de l’ivresse et du plaisir. Ce rat peu soucieux des autres respirait tellement vite et en trop grande quantité qu’il priva les deux autres d’air. Le mal était de plus en plus oppressant. Maestro pour répondre aux inquiétudes de pénurie, rationna et découpa l’air en parcelles, dont il attribua une propriété à chacun, en s’octroyant la plus vaste.

Criado pensait n’avoir d’autres choix que de travailler pour Maestro. Il devait récolter toujours plus d’air et lui en apporter. Son maître le récompenserait pour son labeur. Des bouffées d’air supplémentaires, prises évidemment - comble du cynisme - sur les parcelles de Larazón et de Criado. Quelques temps après, il promit à Criado que contre sa propriété, il lui donnerait plus de bouffées d’air, Criado accepta. Ce rat avare se servait sur le dos des autres pour ne pas épuiser son bien. Il était désormais maître de toute la boîte, et Criado demeurait son domestique. Le maître pollua l’air de parfums, de fumées, d’encens et de vapeurs, ceci pour connaître une ivresse toujours plus intense, plus vive. Sa gloutonnerie peinait d’autant plus les autres, qu’ils ne prenaient aucun plaisir à ces débauches. Frustré par sa captivité, Criado qui cherchait jusqu’à lors à survivre, paradoxalement, essaya de se tuer.

Au moment où l’irréparable allait se réaliser, Larazón eut une idée révolutionnaire. Étant le plus sage des trois frères, il usait depuis le début de sa raison pour sortir, persévérant malgré ses échecs. Il décida alors de grignoter la paroi en carton pour façonner une porte. Mais à mesure qu’il grignotait, il se fatigua. Criado, désespéré, retrouva l’espoir, et à son tour attaqua la paroi avec la plus grande frénésie. Mais voilà que Maestro cherchant par tous les moyens à empêcher les deux autres de sortir, déclara : « C’est là encore une de tes viles et vaines utopies Larazón ! Et toi Criado tu me déçois. Pourquoi sortir ? Ne sommes-nous pas heureux ici ? Nous vivons selon de bonnes lois, celles du marché. N’avez-vous pas eu les mêmes chances que moi ? Prenez exemple ! Sachez que le danger est dans la folie qui vous prend.  » Il voulait garder ses propres frères en esclavage, et sauvegarder ses fumées, ses parfums, ses vapeurs, qu’un air pur, libre, solidaire et égalitaire risquait de dissoudre. Dans un dernier effort, il s’interposa par amour de ses débauches. Elles masquaient depuis le début l’odeur pestilentielle et morbide de cette boîte. Ses distractions, ses dépravations comme les barreaux dorés d’une cage, maquillant l’air putride et perfide, mais elles ne purent cacher trop longtemps l’évidence qu’il fallait sortir. Les deux autres frères n’eurent d’autres choix pour survivre que de le tuer. Ils le tuèrent, puis sans attendre, s’échappèrent de l’immonde piège.

S’évader d’une mort certaine, n’aurait pu se concrétiser si le rat Larazón ne s’était acharné à essayer de comprendre la nature de la boîte faite de carton, et de ce qu’elle contenait. De même s’il n’avait eu cette idée révolutionnaire, c’est-à-dire la solution pour sortir. Il se donna la peine de briser les chaînes de l’aliénation que lui imposait Maestro. Pourtant, il est évident qu’à lui seul Larazón n’aurait pu s’échapper. Car si à son tour Criado le domestique n’avait, grâce à lui, retrouvé espoir, le destin de Larazón aurait été semblable au sien : survivre puis mourir auprès d’un maître. Et le chemin que s’était tracé Larazón pour vivre libre, il n’aurait eu d’autres choix que de l’abandonner et serait devenu à son tour esclave. Le salut on ne peut le trouver seul, il est commun. À eux deux, l’un trouva la sortie et commença l’ouvrage, l’autre acheva ce qui avait été commencé, et les deux ont gagné leur liberté. Pour finir, il fallait s’unir pour s’opposer à un ennemi fort et vicieux. Il faut tout autant de courage pour ouvrir une telle voie et l’arpenter, mais tout autant pour terrasser son ennemi, car la résignation, l’intégration et la servitude mènent tout compte fait à la frustration et à un destin tragique.

Caen - Avril 2013

Lucien Leopardi

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