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Syrie : une évolution parfaitement prévisible

Publié le 30 septembre 2013

La question syrienne, et avec elle celle du devenir des « printemps arabes », a amplement occupé la scène médiatique estivale… pour le plus grand profit, à ce jour, du tyran El Assad.

Soulignons avec force tout d’abord qu’il a fallu attendre cet été 2013 pour que les médias, le milieu politique - et un peu tout le monde finalement - nous confirme que ce qui s’était passé en Syrie à partir de mars 2011 était bien, sinon une révolution, du moins quelque chose d’assez sympathique s’en rapprochant. Chose qu’ils s’étaient bien gardés de reconnaître avant (c’est-à-dire en temps utile !). Soulignons avec la même force que cette reconnaissance, bien tardive, a été systématiquement suivie du commentaire que « malheureusement, la situation a beaucoup changé depuis » et qu’aux foules démocrates et pacifiques des premières semaines ont succédé maintenant les djihadistes sanglants, lesquels auraient pris - trois fois hélas - la direction des opérations.

Qu’une situation change en quelques mois, c’est la base même de la vie. Cette grande «  découverte  » journalistique «  d’un changement avec le temps  » est du niveau des fameux frères Dupont (les deux demeurés des aventures de Tintin). Elle ne mérite pour tout commentaire que celui que l’un des jumeaux fait systématique-ment à l’autre : «  Je dirais même plus  ». Nous dirons, à notre tour, même plus : en un ou deux ans, les situations politiques changent, et très rapidement, surtout quand la guerre vient y mettre ses pattes sanglantes.

Face aux commentateurs qui reconnaissent maintenant que la révolte de toute une population contre un dictateur sanglant était légitime, mais qui découvrent que le fait d’avoir laissé les mains libres à ce dernier se traduit par une montée des fanatismes de l’autre côté, nous pouvons affirmer que cette évolution était pleinement prévisible (et peut-être même voulue par les grands qui sont au pouvoir). Tellement prévisible d’ailleurs que nous l’avions écrit dans ces mêmes colonnes il y a un peu plus d’un an maintenant :

« La guerre est donc une aubaine pour tous les États en difficulté, une aubaine qui rapporte aux marchands et appauvrit les consciences. Dans la période que nous traversons, le concept de guerre civile – c’est-à-dire le passage de la guerre de l’État contre la population à la guerre entre fractions de la population – a commencé réellement à être réactivé en Libye avant de s’épanouir pleinement en Syrie.....Si l’on en croit les chiffres officiels, dans ce dernier pays, 1 habitant sur 1 000 a déjà été tué. A cette proportion terrible, il faut ajouter le chiffre des disparus, des mutilés et des exilés. Le rapport est de neuf personnes mises ainsi « hors de combat » pour une personne tuée. A l’échelle de la France, cela représenterait 60 000 morts et au bas mot un demi-million de personnes directement touchées. Quel serait donc l’état de la France après une telle saignée frappant les habitants parmi les plus jeunes et les plus progressistes ? A n’en pas douter il y aurait une grosse redistribution de cartes au niveau politique et social. Les anarchosyndicalistes connaissent bien ce type d’élimination de masse et ses conséquences pour en avoir été victimes. Ce fut le cas en France en 1914/18  : face à un mouvement anarchosyndicaliste relativement puissant (la CGT), l’Etat prit la décision d’envoyer en première ligne, pour qu’ils s’y fassent tuer, les militants repérés (…), et ceux qui refusèrent furent pourchassés ou fusillés comme déserteurs ou mutins. En quatre ans, la CGT bascula de positions majoritairement révolutionnaires à une majorité réformiste. Nous ne sommes donc pas surpris de voir comment, de nouveau, une révolte civile légitime peut se terminer dans la confusion d’un conflit militarisé n’ayant plus qu’un lointain rapport avec elle. L’espace vidé par l’élimination physique des premiers opposants est occupé par des groupes qui arrivent au secours des institutions mises en cause (l’Etat et ses structures) avec de gros moyens logistiques et des relais internationaux pour leur propagande. Peu importe finalement le nombre de ces groupes et leur puissance numérique réelle. » [1]

La trajectoire du processus syrien était donc parfaitement prévisible.

Une autre question concerne tous les commentateurs qui sont sortis du bois à l’occasion des derniers massacres  : Pourquoi, s’ils reconnaissent qu’il y a eu un processus révolutionnaire en Syrie, ne les a-t-on pas entendu le dire voici un an ou deux, alors qu’aujourd’hui ils claironnent partout que ce processus est décédé  ?

Il existe un éventail très large de réponses possibles à cette question, de l’aveuglement à la corruption en passant par l’hypocrisie et l’incohérence.

Pour ce qu’on nomme la gauche et l’extrême-gauche il semble que cet éventail soit surtout refermé dans ce paradigme hérité du marxisme-léninisme, qui consiste à considérer toute aide extérieure en soutien à des révolutionnaires (non marxistes bien sûr) comme de l’impérialisme. Ce dernier vocable est, dans ces milieux, rédhibitoire, et possède une fonction quasi-magique  : celle de taxer d’infamie ceux qu’il vise et de couper net toute réflexion là où il faudrait prendre un peu de recul sur l’Histoire, laisser de côté les a priori de Lénine (lequel fut réintroduit en Russie par les grâces du très impérialiste Kaiser), et par la même occasion essayer de passer du point de vue des imbéciles à celui des puissants pour mieux comprendre ce qui se passe. Tous deux sont certes intemporels mais le deuxième est indispensable à décrypter. Voici, pour prendre du champ, ce qu’aurait pu écrire, dans un tel moment, un Machiavel d’aujourd’hui à son Laurent le Magnifique   :

« Illustrissime Seigneur,

Je vous présente en quelques très humbles lignes les observations que m’ont inspirées la question que sa Magnificence a bien voulu me poser concernant le destin de son cousin le Prince El Assad.

A l’aube de cette décennie les princes qui gouvernaient une partie du monde à la façon du Grand Turc ont soudainement perdu la faveur et l’estime de leurs sujets. Cette désaffection s’est rapidement répandue en quelques mois, et a curieusement suivi la courbe inverse de la contagion par la peste, qui comme on le sait suit le parcours de l’astre solaire.

Au cours de l’année 2011, Ben Ali, Moubarak, Kadhafi, ont successivement perdu leurs trônes et il importera ici de remarquer les moyens insuffisants qu’ils ont employés pour se défendre.

Le premier s’est perdu en quelques jours, le deuxième en quelques semaines, quand à Kadhafi il mit plusieurs mois pour sombrer, car, au fur et à mesure que ces mouvements se répandaient, ils perdaient leur effet de surprise et les Princes qui n’étaient pas encore touchés, sachant qu’ils risquaient de l’être, prenaient de meilleures dispositions en s’appuyant sur les expériences malheureuses de leurs cousins.

C’est ainsi que depuis 2011 le Prince El Assad s’est métamorphosé par deux fois. De tyran il est d’abord devenu boucher de son peuple, et de boucher, il est en voie de redevenir Prince. C’est sur ces deux métamorphoses que je de développerai ma modeste réflexion.

Pourquoi le tyran ne doit plus craindre de devenir boucher
Rappelez-vous, si vous voulez bien, ce que je vous écrivais en mon livre XXV, « Si tu savais changer de nature quand changent les circonstances, ta fortune ne changerait point. » Et, comme en toutes matières il faut aller au fond des choses, ce changement de nature ne doit pas être incomplet .

L’aphorisme de Saint-Just « celui qui fait les révolutions à moitié ne fait que creuser son propre tombeau » est encore plus valable en son contraire  ; si bien qu’aucun Prince ne doit craindre d’aller au bout de sa tâche divine. S’il veut braver avec succès les tempêtes du destin, il ne doit craindre ni la guerre ni ses conséquences.

Nous avons vu Ben Ali se satisfaire d’une police sadique qui ne tuait qu’au détail, Moubarak faire intervenir trop mollement une armée dont les généraux étaient sous influence étrangère, et Kadhafi employer, certes, toute la force bestiale et sanguinaire de ses armes mais sans mettre en œuvre, ou sans avoir le temps de le faire, les moyens auxquels a recouru le prince El Assad.

Celui-ci a bénéficié d’une armée forte et fidèle, avec laquelle il a pu agir dès qu’apparurent les premiers troubles dans son État. Il n’a pas hésité à recourir à des massacres de masse. En éliminant ses opposants désarmés, il a donné au reste une leçon de cruauté impitoyable propre à favoriser d’autres plans qui allaient suivre.

Vous savez combien cette question d’image est importante de nos jours dans les États qui gouvernent leur opinion à la façon dite démocratique. C’est à la qualité de ce rétablissement d’image qu’il convient de mesurer l’importance de la deuxième métamorphose.

De nos jours, massacrer son peuple ne suffit pas, encore faut il avoir le talent de faire passer les victimes pour des bourreaux, et mieux encore, de pouvoir les désigner comme des apprentis tyrans encore moins légitimes que celui qu’ils prétendent détrôner.

Comment le boucher peut redevenir prince

Le Généralissime Franco est mort dans son lit en 1975. Il fut un de ces Princes qui ne craignirent jamais de faire couler des torrents de sang pour la plus grande gloire de l’ordre divin. Il mourut, avec toute la prestance de ceux qui n’eurent jamais l’ombre d’un scrupule, tranquillement entouré de l’affection inquiète d’une partie de ses sujets et surtout du respect de toutes les nations.

En 1936 ses troupes agirent de la même façon que celles de El Assad aujourd’hui, ne reculant devant aucun massacre. Leur but était de semer d’emblée la terreur.

La cruauté impitoyable déployée par El Assad dans la première phase de la contagion est également comparable à la dose d’attaque que prescrivent les médecins quand ils veulent assommer une infection. En politique cette dose massive possède un autre avantage qui consiste à ce que la multitude effrayée par tant de cruauté « se fasse l’instrument de quiconque voulait la venger de ses oppresseurs » [2] et, pour cela, se jette dans les bras d’autres futurs bourreaux.

La République Espagnole perdit son âme toute libertaire lorsqu’elle pensa mieux se défendre en devenant l’instrument des communistes dont la cruauté des purges n’avait rien à envier à celle des massacres fascistes. De pratiquement inexistant en Espagne en 1936, le parti communiste, mis ainsi en avant avec l’aide de la Russie, finit par dominer la zone républicaine deux ans plus tard .

A la façon de votre jardinier qui élimine les pucerons de vos rosiers en introduisant des coccinelles il faut que le Prince favorise ce genre d’introduction dans les rangs de ses adversaires. Rien de tel qu’un largage de coccinelles djihadistes en Syrie, nationalistes ici ou là, pour diviser profondément les opposants à l’intérieur et en ternir gravement leur image à l’extérieur.

Certes, le sang que fera couler une action énergique du Prince fera couler beaucoup d’encre dans les nations étrangères, mais nous voyons qu’il est tout à fait possible au Prince d’en contrôler le flot. »

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