Accueil > Société > Justice/Injustice > EN ROUTE POUR UN ETAT D’URGENCE DURABLE, GARANTI SANS LIBERTES AJOUTEES, (...)

EN ROUTE POUR UN ETAT D’URGENCE DURABLE, GARANTI SANS LIBERTES AJOUTEES, ISSU A 100 % DE LA CULTURE POLICIERE

Publié le 2 février 2016

Sous couvert de lutte antiterroriste, le gouvernement, appuyé par l’Assemblée nationale (551 voix pour, 6 contre, 1 abstention) a promulgué « l’état d’urgence » ; législation d’exception qui, en accroissant très considérablement les pouvoirs de la police, se situe entre le droit commun de la paix et « l’état de siège » du temps de guerre.

La démocratie est censée reposer sur l’équilibre des trois pouvoirs (exécutif, législatif et judiciaire). On sait déjà que cet équilibre instable penche souvent du côté de l’autorité, mais, en temps d’exception, l’un des trois piliers, la justice, passe en partie à la trappe.

« Tout individu dont le comportement est susceptible de porter atteinte à la sécurité ou à l’ordre public » est donc désormais interpellable, sans mandat judiciaire. Le degré de dangerosité potentielle des suspects à arrêter est laissé à l’aimable appréciation de la police, dont on connaît la légendaire finesse alliée à un sens profond de la mesure et du respect des droits de l’homme.

Quand la suspicion policière (sans preuves) suffit à légitimer une arrestation – d’autant que ce soupçon concerne des actes que la personne pourrait éventuellement commettre dans un futur indéterminé – on entre de plain-pied dans le domaine de l’arbitraire.

Le pouvoir a donc lâché sa meute et si, bien sûr, des « milieux salafistes » ont été ciblés, perquisitions et assignations à résidence se sont étendues aux milieux écologistes radicaux, libertaires ou autonomes. A peu près partout où ces perquisitions ont eu lieu, les « forces du désordre » ont montré leur inégalable savoir-faire en matière de dévastation et de brutalité  : portes enfoncées au bélier, appartements retournés de fond en comble, saccagés, humains plaqués au sol et menottés…

A Nice, un couple de Tunisiens a vu sa porte exploser à 4 h 30 du matin, leur fillette de 6 ans a été blessée par des éclats au cou et à la tête, et la police a quitté les lieux sans un mot après avoir constaté qu’elle s’était trompée d’adresse. En Dordogne, un couple de maraîchers bio de sensibilité libertaire voit sa maison investie à l’aube : 3 ans auparavant, ils avaient participé à une manifestation à Notre-Dame-des-Landes. A Montauban, un de nos compagnons a également eu droit à une visite nocturne accompagnée d’une assignation à résidence pendant la durée de la COP21. Pas salafiste pour un sou, il a le malheur de porter nom et prénom arabe et il a participé aux luttes de Sivens. Résultat  : il a perdu son emploi à cause de la contrainte de pointer au commissariat plusieurs fois par jour. Les exemples d’erreurs diverses, de bavures variées et de « violences excessives » abondent.

Le résultat de ce déchaînement policier (3021 perquisitions et 381 assignations à résidence à la date du 7 janvier 2016) est, au vu du but affiché de l’opération (la recherche de terroristes), éloquent  : il prouve avec la plus grande clarté que l’objectif affiché n’était pas l’objectif véritable.

  UN « RENDEMENT » DE 1 POUR 850

En effet, malgré le « secret » dont s’entoure le gouvernement pour écarter toute question déplaisante pour lui, (en particulier sur le « profil » des personnes inquiétées, et les raisons pour lesquelles elles ont été « choisies »), les 3402 interventions policières ont donné lieu tout au plus à 25 constats d’infractions en lien avec le « terrorisme », dont 4 seulement ont été assez graves pour faire l’objet d’une procédure judiciaire [1]. Soit un « rendement » de une mise en examen toutes les 850 interventions policières.

Mais alors, quel est le véritable objectif du gouvernement ?

L’odieux carnage de masse de novembre constitue pour un gouvernement, à juste titre déconsidéré dans la population, une opportunité de tenter de se refaire une santé. Il va chercher l’appui d’un électorat réactionnaire qu’il espère sensible à ses postures autoritaires et aux appels à « l’union sacrée de la patrie », électorat qu’il sait franchement hostile non seulement aux « islamistes » mais aussi aux écologistes, zadistes, syndicalistes, libertaires.

C’est pourquoi, si « Tout individu dont le comportement est susceptible de porter atteinte à la sécurité ou à l’ordre public » est en principe visé par l’état d’urgence, on remarquera, sans étonnement de notre part, que les membres de la FNSEA, les nervis d’extrême-droite, les nationaux-régionalistes n’ont été que peu ou pas inquiétés. Pourtant, en termes de violences, de dégradation d’édifices publics, de destruction de bien publics, d’utilisation d’armes par destination… les agro-industriels ne se sont pas privés de passer à l’acte, et cela dans le passé le plus récent, tout comme les nationaux-régionalistes d’une certaine île (avec pour ces derniers, en plus, l’usage d’armes à feu).

En opérant, par des campagnes massives de perquisitions à spectre élargi (mais dans une seule direction) un début d’amalgame entre les terroristes jihadistes et toute une frange de l’opposition radicale, le pouvoir tente de cacher derrière un rideau de fumée son incompétence sur les sujets majeurs de société (chômage, logement, laïcité,…) et de rallier à lui la frange la plus stupide de l’opinion en criminalisant ceux qui lui font peur parce qu’ils contestent le désordre établi. Sont, pêle-mêle, visés ceux qui occupent des lieux pour s’opposer à des projets nuisibles ou tout simplement pour y habiter, mais aussi les travailleurs qui défendent, face au crime économique de leurs patrons, leur droit à la vie quitte à arracher une chemise ou à bloquer pendant quelques heures une paire de cadres. La simple observation de l’actualité de ces dernières semaines montre que l’état d’urgence est une des deux mâchoires de la tenaille dans laquelle les contestataires sont pris, tandis que l’autre mors est constitué par des condamnations totalement disproportionnées et des licenciements-sanction, le tout sur fond de propos provocateurs de Macron et autres ministres.

L’une des fonctions premières – sinon la toute première – de l’état d’urgence est donc de tenter d’intimider, encore plus que par le passé, ceux qui, malgré l’extrême morosité ambiante, veulent encore lutter pour un autre futur, un autre monde.

Réincarner l’État fort et guerrier, c’est la métaphore qui permet à un gouvernement ayant atteint des sommets d’impopularité, de proclamer des lois exceptionnelles. Réclamé à cor et à cris à chaque élection par la partie de la population conquise aux idées néofascistes, l’avènement d’un « Etat fort », remède universel à tous les maux, est tout simplement repris à son compte par notre très fine équipe socialiste dirigeante.

En 1981, Robert Badinter [2], argumentant en faveur de la suppression de la Cour de sûreté de l’État, déclarait : «  Je le dis donc très simplement : les principes du droit commun, sauf pour la commodité ou les arrière-pensées des gouvernants, permettent de faire face à toutes les situations en matière d’atteinte à la sûreté de l’État ». Ce qui était vrai en 1981 l’était encore plus en 2015, après 35 ans d’inflation du code pénal et du code de procédure pénale. Point de doute donc, nous sommes bien pris dans le filet des « arrière-pensées des gouvernants ».

D’un point de vue politicien, au sens manœuvrier du terme, l’état d’urgence vise à « siphonner » les voix des courants réactionnaires et néofascistes en appliquant à peu de chose près leur programme.

Malheureusement, pour ces petits Machiavels de la manœuvre (manœuvre marine, bien entendu…), le coup de l’État fort que l’on sort du chapeau (dans le fol espoir de rester au pouvoir) profite toujours à la concurrence qui prend ensuite les commandes et qui dispose de l’arsenal impressionnant élaboré par ceux-là mêmes qui sont censés être ses adversaires.

Au cours de l’Histoire, les différentes Républiques d’ici et d’ailleurs, ont prévu dans leurs constitutions que, dans certaines circonstances, la démocratie devait pour se défendre d’un danger grave, renoncer à elle-même. Les lois d’exception prétendent défendre la liberté générale en limitant considérablement les libertés individuelles (déjà susceptibles d’être sérieusement malmenées en temps normal). Cette lourde contradiction n’a pas semblé heurter les divers législateurs. Pourtant, comme l’écrivait avec beaucoup de raison Bakounine, « La liberté est indivisible, on ne peut en retrancher une partie sans la tuer toute entière », c’est pourquoi les liaisons dangereuses de la démocratie avec les lois d’exception ont toujours abouti à de grandes catastrophes.

  1848, 1871, 1955, 1984, 2005

En juin 1848, confronté à l’insurrection ouvrière, la République se dote de lois spéciales qui lui permettent de réprimer sauvagement le mouvement. Trois ans plus tard, elle succombe : en utilisant ces mêmes lois, Napoléon III liquide la République et prend le pouvoir.

En 1871, ce sont toujours ces lois qui servent de cadre légal au gouvernement versaillais pour écraser dans le sang la Commune…

Plus près de nous, c’est en avril 1955 qu’apparaît pour la première fois la fameuse loi dite d’état d’urgence. C’est une loi coloniale destinée à écraser le mouvement d’insurrection algérien. Promulguée pour une durée de 12 mois, elle ne parvient pas, malgré des mesures répressives féroces, à stopper la révolte. C’est pourquoi un certain Mitterrand demande avec Guy Mollet [3] aux députés de voter la loi dite des «  pouvoirs spéciaux » qui a pour conséquence immédiate de généraliser l’emploi de la torture (que l’état d’urgence avait déjà instaurée). Durant les huit années que dure la guerre d’Algérie, armée et police pourront torturer des milliers et des milliers de suspects en toute « légalité ».

Les lois d’exception traînent dans leur sillage une forte odeur de sang et de carnage. Ce fut le cas avec la proclamation de l’état d’urgence en Nouvelle-Calédonie en 1984.

En 2005, face à la révolte des banlieues, l’état d’urgence est imposé dans une vingtaine de départements. Il donne un puissant coup d’accélérateur à l’islamisation en profondeur de toute une frange de la population.

Réactiver en 2015 cette loi coloniale dans un contexte extrêmement tendu, alors que la xénophobie et le racisme tiennent de nouveau le haut du pavé, relève de la manœuvre à haut risque pour l’avenir.

Quant aux fanatiques prêts à mourir après avoir tué, ils sont parfaitement insensibles à ce genre de pression. Pire, l’état d’urgence leur offre une superbe possibilité d’augmenter leur « vivier ». Il suffit, pour comprendre cela, d’avoir assisté à l’une de ces magnifiques opérations dans un quartier sensible. Le bouclage pendant plusieurs heures de toute une zone, l’agitation de dizaines et de dizaines de « RoboCops », encagoulés, casqués, surprotégés, surarmés, les cris, l’explosion des portes, les pleurs des enfants de tout un immeuble, l’hélicoptère qui tourne par-dessus, le tout en pleine nuit, à l’improviste, contre des gens qui n’ont rien à se reprocher ne peut produire, dans tout le voisinage, qu’un sentiment de dégoût profond, d’injustice, de rancœur, qui se transformera, chez quelques uns, en désir de revanche. Les jihadistes peuvent donc se frotter les mains, tout comme les Sarkozy et autres Le Pen qui voient dans l’état d’urgence le début de concrétisation de leur ligne politique, celle qui peut conduire jusqu’à des camps d’internement dont ils réclament déjà l’ouverture.

Contact


Envoyer un message