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LA MORT DES AUTRES, MODE D’EMPLOI

Publié le 9 octobre 2019

« C’est en cherchant dans la presse quotidienne régionale qu’on les trouve. Un court article souvent, relatant l’accident mortel. Sous la mention « faits divers » Le Monde du 15/07/2019

 En février 1968, à l’occasion de la commémoration du cinquantenaire de l’armistice, Jean Guehenno termine son essai intitulé « La mort des autres » dans lequel il fustige le discours édifiant autour des millions de victimes de la boucherie de 14/18 : cette logorrhée hypocrite destinée à ce que rien ne change et à ce que tout puisse recommencer. En passant, il nous livre de la guerre une excellente définition que nous pourrions sans difficulté élargir à la guerre sociale « Je connais maintenant la définition de la guerre : la guerre, c’est la mort des autres. On ne la laisse durer que parce que ce sont les autres qui la font et qui en meurent. »

L’Histoire c’est donc aussi, au sens premier du terme, la culture de la mort des autres et la façon dont elle s’en souvient, ou non, est un marqueur idéologique. C’est ainsi qu’on y trouve des morts glorifiées pour obliger les foules au respect et à l’obéissance, des morts héroïques qui justifient tous les drapeaux, des morts martyres qui aident à croire à l’incroyable, toutes sortes de morts bruyantes et souvent célébrées par la volonté de tous ceux qui du haut de leurs privilèges prennent surtout garde de bien en vivre.

La techno-société de l’information là non plus n’a rien inventé sur ce point, elle contribue au jour le jour à la construction de l’histoire pour lui donner l’orientation idéologique qui lui convient : dis moi de quels morts tu parles et je te dirai qui tu es. Comme Guehenno, nous pouvons citer Charles Peguy dénonçant avec plus d‘un siècle d’avance une histoire à la mesure de celle que nous raconte BFM avec son aréopage de spécialistes et d’experts en tous genres, nous assénant une actualité aussi partiale que partielle : « qui se forme au jour le jour , une certaine histoire éternelle et commune ( …) Car elle est la sentence médiocre et il n’y a rien d’aussi sûr et d’aussi profond dans le monde , que l’instinct avec lequel les médiocres reconnaissent les médiocres ; soit les autres médiocres , soit l’événement médiocre » .

Lire ces phrases, c’est comprendre notre saisissement face à l’actualité qui un jour nous invente une Greta rien moins qu’une « égérie de la jeunesse mondiale » et un autre va exalter un décès dramatique comme celui du maire de Signes écrasé par un camion dans l’exercice de ses fonctions tout en oubliant systématiquement les nombreux morts au travail, eux aussi dans l’exercice de leurs fonctions, durant la même période. La médiocratie numérisée n’a rien inventé, elle possède son mode d’emploi de la mort des autres semblable à celui la haute bourgeoisie embusquée de l’entre- deux guerres. Écoutons au lendemain du drame de Signes ce que raconte à ce sujet - avant même la conclusion de la pré-enquête qui allait conclure à la piste accidentelle - au micro d’Europe 1, Ferdinand Bernhard, maire de la commune voisine de Sanary-sur-Mer. Selon lui, "la manœuvre était tellement intempestive qu’elle ne relève pas de la maladresse". Et de s’interroger : "aujourd’hui, est-ce qu’un élu va pouvoir agir avec ses pouvoirs de police sans risquer sa vie ?". Piétinant la présomption d’innocence, l’élu sautait sur l’occasion pour faire du corporatisme sensationnel, comme si la fonction de maire comptait plus de décès au travail que le BTP, comme si régulièrement des élus étaient assassinés par des ouvriers (ouvriers qui soit dit en passant ont construit les murs des administrations qui abritent leurs éminentes personnes).

Pour la même raison qu’il existe des morts célébrées, il existe de morts anonymes : en France, il y a eu 172 ouvriers décédés au travail recensés pour le seul premier semestre 2019. Il s’agit là d’une estimation minimale car ce chiffre ne concerne que les seuls salariés du privé et ne tient pas compte par exemple des fameux « micro entrepreneurs ». Ces morts n’ont pas bénéficié du même traitement que celui du maire varois. Pourquoi donc si n’est pour des raisons idéologiques ? Le 29 Août 2019 dans les pages locales de Vosges Matin, d’ailleurs on trouve le récit du décès d’un intérimaire dans des conditions analogues à celles du maire de Signes.
« Un intérimaire de 60 ans, qui travaillait pour le compte de l’entreprise Rémy Houillon TP, a perdu la vie tôt ce mercredi matin. L’homme s’est retrouvé écrasé entre deux camions alors qu’il prenait son poste. « .

La mort des autres , quand le capitalisme ne trouve pas à s’arranger avec elles , c’est aussi cela , la mort en silence d’éternels inconnus .

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