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Nationalisme & religions contre la justice sociale & la liberté

Publié le 6 octobre 2012

Le 17 décembre 2010 Mohamed Bouazizi ne s’est pas immolé
pour un drapeau ni contre une caricature, il ne s’est pas immolé pour défendre ses traditions ni pour que son pays entre en guerre contre le voisin. Il s’est immolé parce que ses conditions de vie étaient insupportables. A sa suite, en Tunisie d’abord puis dans le monde entier, des millions de personnes ont compris cet acte comme un message de révolte de l’Etre humain contre un système d’oppression généralisée.

Deux ans ne sont pas encore écou-
lés depuis ce geste que force est de
constater combien ce message limpide
s’est corrompu. Moins de deux ans,
c’est ce laps de temps qui a suffi pour
qu’une savante combinaison de propagande nationaliste ou religieuse, propagée par des minorités grassement
rétribuées et relayée par des médias
mercenaires, vienne obscurcir les
esprits. Aux millions de travailleurs
exploités, aux populations précarisées,
mal logées et réduites à la disette, les
politiciens de tous les pays n’ont pas
apporté de réponse. Bien au contraire,
ils ont mis en route la classique panoplie de crises en tous genres, puis ils
ont grand ouverts les macabres bazars
de drapeaux et de livres saints pour
lesquels, à l’heure voulue, celui qui s’en
sera imprégné sera invité à bien vouloir se faire tuer.

En France en 2012, entrer dans un
édifice public, une CAF ou une mairie,
y dire - comme Jacques - son désespoir
de ne plus recevoir des allocations
dues depuis des mois ou celui de ne
pas trouver de logement pour y loger
ses enfants comme Corinne, puis
s’asperger d’essence et craquer une
allumette, c’est-à-dire s’immoler
comme le fit Mohammed Bouzizi en
2010, cela ne vaut rien. Que l’on soit
un chômeur de 51 ans, ou une mère de
famille nombreuse, c’est au maximum
quelques lignes dans la presse et puis
c’est tout. Jacques et Corinne n’ont pas eu droit
à plus.

Lecteur d’Anarchosyndicalisme !, c’est peut-être la première fois que tu entends parler de leur immolation. A croire que, désormais, se brûler vif en place publique
est devenu presque ennuyeux aux yeux
des medias. Pour eux ce sont d’autres
événements qui méritent de focaliser
tous leurs commentaires et donc toute
notre attention. Les îles Sepuku par
exemple. Personne n’en avait entendu
parler, de ces quatre cailloux totalement déserts, qui « appartiennent » à la
Chine. Personne n’y habite et tout le
monde s’en fout. Il fallait que ça change. Alors on a trouvé deux choses :
d’abord quelques œufs et un peu d’huile et ensuite et surtout, une dizaine de Japonais avec leur drapeau pour y débarquer en plein mois d’août.

Miraculeusement, il y avait là, ce 18
août, force caméras, de quoi faire passer et repasser en boucle sur nos
écrans cette poignée de charlots en
goguette et surtout de quoi faire monter la mayonnaise. Une mayonnaise
bien utile, pour un gouvernement tout
de même déstabilisé par sa gestion
calamiteuse de Fukushima, sa corruption et son enfermement dans le
dogme nucléariste. Comme par mira-
cle d’ailleurs, le premier pied nippon
n’avait pas été posé sur le premier
caillou qu’on nous dénichait quelques
experts pour nous informer que, s’il
n’y pas d’habitants aux Sepuku, il y
aurait quand même beaucoup de pois-
sons dans l’Océan. Grande nouvelle.
Mais il fallait bien donner une apparence de rationalité à l’affaire pour que
ses rouages n’apparaissent pas trop.

Quoiqu’il en soit, quelques jours
plus tard, nous avons été abreuvés des
images « en retour », sorte de réponse
du berger à la bergère : celles de manifestants chinois. Ils s’indignent de cet
abordage. Ils se sentent insultés.
Atteints au plus profond de leur être. En tant que « communauté chinoise », ils
réclament la guerre contre les « démons
japonais »... le tout sous les yeux bien-
veillants des forces de l’ordre, dans un
pays où la manifestation la plus inno-
cente est réprimée avec la plus grande
sauvagerie, dans un pays qui s’acharne
à ne rien laisser filtrer – ni à l’extérieur
ni à l’intérieur – des révoltes populai-
res, des soulèvements de paysans, des
grèves sauvages des esclaves du « made
in China ». Il transpire pourtant que ces
mouvements de révolte sont le fait de
masse importantes... raison de plus
pour détourner l’attention ! Car nationalistes japonais ou chinois, sont les
deux faces de la même médaille : celle
qui impose à des populations un choix
entre deux camps, dont aucun n’est
celui des exploités. Pour le Pouvoir,
c’est se réserver la possibilité d’assourdir, par le bruit des bombes, la clameur
des luttes émancipatrices. La guerre est donc une aubaine pour tous les États en difficulté, une aubaine qui rapporte aux marchands et appauvrit les consciences. Dans la période que nous traversons, le concept de guerre civile – c’est-à-dire le passage de la guerre de l’Etat contre la population à la guerre entre fractions de la population – a commencé réellement à être réactivé en Lybie avant de s’épanouir pleinement en Syrie.

Si l’on en croit les chiffres officiels,
dans ce dernier pays 1 habitant sur
1 000 a déjà été tué. A cette propor-
tion terrible, il faut ajouter le chiffre
des disparus, des mutilés et des exilés.
Le rapport est de neuf personnes
mises ainsi « hors de combat » pour
une personne tuée. A l’échelle de la
France, cela représenterait 60 000
morts et au bas mot un demi-million
de personnes directement touchées.
Quel serait donc l’état de la France
après une telle saignée frappant les
habitants parmi les plus jeunes et les
plus progressistes ? A n’en pas douter
il y aurait une grosse redistribution de
cartes au niveau politique et social. Les
anarchosyndicalistes connaissent bien
ce type d’élimination de masse et ses
conséquences pour en avoir été victi-
mes. Ce fut le cas en France en
1914/18 : face à un mouvement anar-
chosyndicaliste relativement puissant
(la CGT), l’Etat prit la décision d’en-
voyer en première ligne, pour qu’ils s’y
fassent tuer, les militants repérés (c’est
la fameuse histoire du « Carnet B » [1]),
et ceux qui refusèrent furent pour-
chassés, fusillés comme déserteurs ou
mutins . En quatre ans, la CGT bascula de positions majoritairement révolutionnaires à une majorité réformiste. Nous ne sommes donc pas surpris de
voir comment, de nouveau, une révolte civile légitime peut se terminer dans
la confusion d’un conflit militarisé
n’ayant plus qu’un lointain rapport
avec elle. L’espace vidé par l’élimination physique des premiers opposants
est occupé par des groupes qui arrivent au secours des institutions mises
en cause (l’Etat et ses structures) avec
de gros moyens logistiques et des relais internationaux pour leur propa-
gande. Peu importe finalement le
nombre de ces groupes et leur puissance numérique réelle. A l’instar des
nationalistes japonais qui ont abordé
les Sepuku, ce qui est redoutable, c’est
l’effet d’aubaine qu’ils peuvent procurer à un Pouvoir déstabilisé et l’appui institutionnel et financier dont ils
peuvent bénéficier en
retour. Tel est le cas des
groupes dits « salafistes ».
Le secrétariat de l’AIT a
reçu fin juillet le courrier
d’un jeune anarchiste
syrien. Voici un extrait de ce message [2] : « En fait, il
y a toujours de très grandes
divisions entre la gauche
syrienne et arabe : les staliniens conservent des
liens avec le régime actuel en tant qu’antiimpérialistes. Comme à l’habitude, ils négligent la nature oppressive du régime, c’est tellement naturel pour eux. Il y a trois partis communistes syriens qui soutiennent le régime actuel sans remords. D’autres partis staliniens d’Arabie soutiennent le régime également. De l’autre côté, les trotskystes s’opposent à ces régimes, mais ils voient les islamistes comme de possibles alliés, ce qui crée un autre conflit, car ils oublient la nature réactionnaire, autoritariste et capitaliste, voir même néolibérale du projet islamiste.
 »

Ce courrier vient nous confirmer le
rôle réactionnaire du fanatisme religieux dans les pays d’Afrique et du
Moyen-Orient secoués par des vagues
de révoltes populaires. C’est en
Tunisie, premier pays touché par cette
vague de révolte, que les salafistes ont
d’abord fait parler d’eux en commettant une série d’exactions contre des
femmes, des lieux culturels, des locaux
syndicaux. Le 23 août dernier des milices salafistes ont attaqué le quartier
populaire de Sidi-Bouzid (ville berceau
de la révolution tunisienne). Ses moyens d’action rappellent aux
Tunisiens le fascisme des années 30,
d’autant plus que, comme le souligne
un blog local : « Les confréries musulmanes en Egypte, Ennahdha en Tunisie, et les
salafistes dans toute la région sont tous à l’ai-
se avec, et soutiennent le genre de politiques
néolibérales économiques dont les États-Unis
t l’Europe font partout la promotion. Ils se
sont opposés aux droits syndicaux, ainsi
qu’aux politiques économiques fortement
orientées vers l’Etat. Quand il s’agit de l’économie néolibérale, l’ouverture à la pénétration
commerciale et financière étrangère, les
Islamistes et les décideurs politiques américains sont en complète harmonie.
 »

Cette convergence
entre religion et capitalisme ne concerne pas que
les pays où les pétrodollars arrosent des groupes
de fanatiques. Au détour
d’un article sur la crise
grecque, on apprend par
exemple la richesse de
l’Eglise orthodoxe : elle
serait à la fois le deuxième
propriétaire foncier et le deuxième
actionnaire de la banque centrale de ce
pays... cela, pour ceux qui auraient
oublié, qu’en Occident aussi, les églises sont dans le camp des privilégiés et
des exploiteurs.

C’est donc tout naturellement que,
peu à peu, on assiste dans l’opinion
publique internationale à une prise de
conscience de cette collusion. Même si
elle n’est pas explicite, elle est patente, que ce soit avec les Pussy-Riot en
Russie (qui, pour avoir manifesté cont
re Poutine ont été condamnées à deux
ans de camp pour « incitation à la haine
religieuse »), que ce soit en Iran où deux
jeunes filles ont rossé - et de belle
manière - ces jours-ci un iman qui
voulait les forcer à se voiler, que ce soit
en Libye où la population de Bengazi
a récemment attaqué une caserne de
miliciens salafistes,... ce qui est
dénoncé par tous ceux là, in fine, c’est
cette complicité des religieux et du
Pouvoir .

Mais là où les choses se compliquent, c’est que, depuis quelques
décennies, l’idéologie dominante a
mensongèrement imposé la religion
comme un fait « culturel » et identitaire.
Par le biais de ce pseudo déterminisme
culturel, elle a accouplé le fait religieux
au fait national, ouvrant ainsi un boulevard à la réaction et à l’extrême droite. C’est pourquoi à l’heure actuelle la
moindre position antireligieuse court

le risque d’être retournée comme une
agression contre une « communauté » ou
une « nation ». Ainsi, dès lors que l’on
a commencé par accepter cette vision
d’une cartographie planétaire qui divi-
se le monde en zones de traditions
diverses, on finit insidieusement par
accepter que, selon le lieu où l’on vit,
les droits des individus varient au nom
du respect qu’ils devraient à ces traditions locales [3]. C’est cette accumulation d’erreurs de jugement qui
explique certains faits extraordinaires.
Parmi ceux-ci, le succès que se taille le
FN en prêchant une laïcité autochtone
contre l’islam qui serait une xénoculture .

Nous devons proclamer notre soli-
darité avec les actes de résistance anti-
religieuse et antinationaliste, mais
comme toujours, sans perdre de vue
que le combat émancipateur est global
et idéologique. Contrairement à la
vision que veut imposer l’idéologie
dominante, nous devons affirmer
qu’en réalité les idées n’ont pas de
pays. Que le véritable « fait culturel » est
précisément celui qui met en capacité
chaque individu, quel que soit le lieu
où il habite, de remettre en cause, de
soumettre aux feux de sa critique sa « 
culture » et celle des autres ! Enfin en
tant qu’anarchosyndicalistes, nous
pouvons ajouter que cette critique ne
se construit jamais ex nihilo et qu’elle
se fonde sur l’aspiration universelle à
la justice sociale et à la liberté.

M.

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