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Crime et châtiment ?

Publié le 13 juillet 2019

Dix jours après le dépôt des premières plaintes, 7 ans après le début de l’enquête, le procès des dirigeants de France Télécoms (ex PTT et futur Orange) vient de s’ouvrir à Paris ce 6 mai. Didier Lombard et ses deux principaux collaborateurs, Louis Pierre Wenès (directeur général) et Olivier Barberot (DRH) sont poursuivis pour harcèlement moral ainsi que quatre autres cadres supérieurs (au titre de complicité uniquement). Ce harcèlement d’une violence rare a suscité au sein de l’entreprise une vague de suicides sans équivalent dans les anales de l’histoire pourtant bien sanglante du « néo-management » : 19 morts (immolations par le feu, pendaisons, défenestrations etc, soit sur les lieux de travail, soit à domicile) et 20 personnes ayant tenté de mettre fin à leurs jours qui ont été sauvées in-extremis...

Des rapports de la médecine du travail avaient signalées qu’environ deux mille salariés étaient en danger de dépression, l’inspection du travail avait également fourni des rapports sur le climat extrêmement anxiogène de l’entreprise : la direction n’a tenu aucun compte de toutes ces alertes et n’a en rien modifié sa stratégie délibérément mortifère.

Rappelons qu’en dix ans aucun geste (même le plus hypocrite) n’a été fait envers les
familles des victimes. Les mercenaires du capital n’ont pas d’états d’âme, à la question d’un des avocats des victimes qui demande à l’ex PDG : « vous ne regrettez rien ? », il répond : « je ne répondrai pas à cette question ». Les trente neuf familles des victimes et ceux qui ont survécu à leur tentative de suicide ont bien entendu ; en peu de mots tout est dit...

La justice s’intéresse d’ordinaire assez peu à la violence patronale (de même qu’à la
violence policière) ; ce procès a donc en soi quelque chose d’exceptionnel : la direction d’un très grand groupe (120 000 salariés) sommée de s’expliquer devant des juges sur ces choix et sa stratégie, c’est pratiquement du jamais vu. On ne peut bien sur que se réjouir de voir pour une fois les patrons traînés en justice ; pour autant on peut déjà pressentir l’usage politique qui va être fait de ce procès : faire de l’affaire France Télécoms une regrettable exception qui laissera dans l’ombre une multitude d’autres cas de souffrance au travail dans d’innombrables entreprises. En désignant à la vindicte populaire ceux qui s’appelaient eux même « la brute », (L. P. Wenès) et « le truand » (O.Barberot), D. Lombard s’octroyant lui même le rôle du bon (véridique humour noir patronal), la justice espère peut être faire passer pour une monstrueuse anomalie la méthode de management France Télécoms, or ces pratiques dans la gestion des ressources humaines sont partout à l’œuvre, certes avec des variables dans le degré de brutalité mais suivant encore et toujours la seule sacro-sainte règle capitaliste : le profit à tout prix.

Mais revenons sur la méthode Télécoms et voyons un peu comment elle s’est déclinée, ses particularités et sa redoutable et mortelle efficacité. L’entreprise France Télécoms va mal en 2004, des politiques d’achat ont fragilisé les finances, et les actionnaires réclament à corps et à cris une reprise en mains, un réajustement de leurs dividendes en chute libre (quelle tristesse !). Il faut donc une nouvelle direction qui rétablisse la situation au plus vite, des hommes d’expérience, des « cost-killers » (des tueurs de coûts) à défaut d’être des « sérial-killers » (qu’ils finiront par devenir) : nos sept mercenaires sont donc engagés à prix d’or avec une mission précise, virer 22 000 personnes c’est à dire vingt pour cent du personnel (22 000 salariés en moins, ça fait vraiment un pognon de dingue, on sait tous que c’est le coût du travail qui ruine les entreprises).

Nos pauvres mercenaires sont bien malheureusement confrontés à un problème de taille : beaucoup de salariés (les deux tiers) bénéficient encore du statut de fonctionnaire. Ce n’est pas ce genre de « détail de l’histoire » qui risque d’arrêter des
hommes de cette trempe : « on ne va pas faire dans la dentelle « prévient le directeur général, « ils partiront par la porte ou par la fenêtre » renchérit le PDG.

Bien sûr tous ces propos violents qu’ils ont pu tenir en différentes occasions, nos braves messieurs nient catégoriquement les avoir tenu, malgré certains témoignages et certains enregistrements de réunions de direction.

De 2001 à 2005 les effectifs de l’entreprise étaient déjà passés de 147 000 à 120 974 avec des mesures d’incitation au départ et beaucoup de pré-retraites. Ces méthodes « douces » ont un grave défaut pour la nouvelle équipe dirigeante, elles coûtent trop cher et sont donc contraires à leur ordre de mission : sauver les dividendes des
actionnaires.

Recourir à un plan social semble donc aussi infiniment trop long et trop complexe ; le PDG et ses acolytes vont donc élaborer leur stratégie « d’épuration-élimination » en petit comité et pour que les choses soient bien claires, le plan de départ des salariés est baptisé « CRASH PROGRAM ». « Le temps de la pêche aux moules est terminé » assène le PDG à ses employé qui sont invités à se bouger, à s’adapter aux innombrables restructurations et réorganisations qui s’abattent sur eux aux gré des humeurs de la direction, des services entiers sont supprimés, des postes disparaissent du jour au lendemain des organigrammes. Ceux qui sont sans travail doivent chercher à se recaser eux même dans l’entreprise, d’autres se retrouvent dans le même temps surchargés de travail. On affecte des gens à des postes très loin de chez eux, ou on leur confie des tâches pour lesquelles ils n’ont pas les compétences requises ou, alors qu’ils ont des compétences, on les déqualifie.

Une fois bien déstabilisé, le salarié est soumis à des injonctions contradictoires ( être pointu, compétent dans un domaine qu’il ne maîtrise pas) puis à diverses vexations et humiliations souvent en public : il est un nul, un boulet pour l’entreprise. La hiérarchie intermédiaire, les responsables territoriaux sont tenus de pousser au départ un certain nombre de salariés, leur bonus de fin d’année est directement lié au nombres de départs obtenus : leur seul objectif atteindre un bon seuil de " décrutement " ( inverse de recrutement ).

C’est dans ce contexte de déstabilisation générale qu’ont lieu les premiers suicides. Lombard n’hésitera pas alors à parler de véritable épidémie, de mode, d’effet Werter. Il niera bien sûr avoir employé ces termes ou cherchera par le biais d’explications douteuse à en atténuer le sens pourtant très clairement révoltant : morgue et mépris de classe sont manifestes dans tous ses propos, ( l’absence totale d’empathie à un tel niveau frise la pathologique ) l’homme reste persuadé avoir fait ce qu’il fallait faire...

La pression est donc maximale et devant une telle violence patronale, voulue à des fins éliminatoires (le nombre de morts en témoigne assez) on est en droit de se demander : comment se fait-il qu’il n’y ait pas eu en retours l’expression d’une « contre- violence ouvrière » ? Certes, il y a eu des grèves et des manifestations mais rien de comparable au déchaînement de la violence patronale qui a conduit des gens au suicide.

On peut risquer deux explications pour ce manque d’intensité dans la réponse ouvrière : d’une part, la perversité psychologique des moyens mis en œuvre pour parvenir à la déstabilisation s’avère redoutablement efficace, d’autre part, la délégitimation de la violence ouvrière s’est imposée dans les consciences depuis l’instauration voici quelques décennies de la « pacification des rapports sociaux » qui a inaugurée une longue série de reculades du mouvement ouvrier.

Le « lean mangement » ou néo-management s’imagine extrêmement novateur, or dans le cas présent « comment déstabiliser et amener une personne à craquer », c’est ni plus ni moins la réutilisation d’une vieille méthode policière qui a largement fait ses preuves dans tous les interrogatoires de par le monde. Il s’agit de parvenir en employant divers stratagèmes vexatoires et humiliants à conduire la personne visée à perdre l’estime de soi, véritable noyau vital autour duquel chaque individu se construit ; pour parfaire la déconstruction de la personne ciblée il faut ajouter une démolition systématique des valeurs auxquelles elle croit fortement et bientôt l’objectif est atteint : l’écroulement des défenses (qui a conduit 19 personnes à se donner la mort).

Les cyniques théoriciens du néo-management se sont appuyés sur les travaux d’une psychiatre américaine Elisabeth Kubler-Ross qui a étudié les réactions, les divers stades émotionnels par lesquels passe une personne, après la mort d’un être cher et établi ce qu’elle appelle une « courbe de deuil » mettant en évidence la succession des états psychiques : d’abord le déni face à la disparition puis la colère, la dépression ensuite et enfin l’acceptation. Les apprentis sorciers du néo-management ont cru pouvoir utiliser cette courbe de deuil à propos de la perte de l’emploi, leur faux savoir n’avait pas prévu que beaucoup de salariés resteraient bloqués au stade dépression et même très grave dépression.

Comment se fait-il que ces colères individuelles n’aient pas abouties à la construction d’une colère collective à la mesure de l’agression subie ? Comment tous ces gens ont-ils tourné leur légitime colère contre eux-même au lieu d’affronter leurs patron ? Comment l’apparente absence d’alternative a-t-elle pu conduire ces gens au suicide ?

Depuis des décennies les rapports sociaux sont pacifiés, patrons et ouvriers sont censés régler leurs différents par la négociation : élevés au rang de « partenaires » les bureaucraties syndicales ont déserté la lutte directe et ont endossé l’habit du médiateur. En cas de grabuge, les instances syndicales sont les premières à appeler au calme, à prétendre que tout peut s’obtenir par la négociation, à stigmatiser toute action plus ou moins « illégale ou violente ».

Doublement délégitimée par les patrons et les syndicats, la violence ouvrière ne trouve donc pas à s’exprimer, c’est cette colère interdite, refoulée qui finit par emporter dans la tombe 19 salariés.

Le procès France Télécoms devrait durer au moins deux mois. Quel sera le verdict final ? De quelle peine vont écoper les mercenaires du capital ? Quel sera le châtiment pour avoir mené cette stratégie criminelle de harcèlement ? On peut d’ores et déjà penser que la condamnation ne sera pas à la hauteur des préjudices subis.

Un cuisinier au chômage qui criait au cours d’une manifestation de gilets jaunes en direction des forces de l’ordre : « suicidez vous ! » vient de se voir condamné à huit mois de prison avec sursis, 180 heures de TIG et 500 euros d’amende.

Honoré de Balzac disait : « les lois sont des toiles d’araignée à travers lesquelles passent les grosses mouches et où restent collées les petites ». Dans un cas, « l’incitation au suicide » n’a été que purement verbale et n’a pas été suivie d’effet, dans l’autre un harcèlement moral délibérément organisé et planifié sur plusieurs années par une hiérarchie a conduit 19 salariés au suicide.

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