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COMME UN ROMAN : ENRIC MARCO, L’IMPOSTEUR

Publié le 7 décembre 2015

Décidément, nous devenons des sujets de roman. Après «  Pas pleurer  » (Lydie Salvayre) prix Goncourt 2014, un ouvrage a été nominé cette année pour le Fémina et le Médicis (même s’il n’a finalement obtenu ni l’un ni l’autre). Il s’agit de «  L’imposteur  », de Javier Cercas [1].

Dix ans après le scandale qui a défrayé la chronique, Javier Cercas revient sur l’affaire en un long «  roman-enquête  » dont l’objectif avoué est de démêler le vrai du faux. Au cours de nombreux entretiens avec la «  rock-star de la mémoire  », l’auteur va tenter d’établir une biographie réelle, bien loin de la vie rêvée et héroïque de Marco [2].

Rappelons brièvement les faits et le contexte

Alors qu’en Espagne se dessine depuis quelques années un fort mouvement pour la dénonciation des crimes franquistes (que la «  transition démocratique  » a délibérément laissés de côté) et qu’une partie de la population se mobilise pour l’exhumation de la «  mémoire historique  », le 11 mai 2005 éclate un scandale particulièrement énorme : le président de l’Amicale de Mauthausen (qui regroupe les anciens déportés espagnols survivants des camps nazis), Enric Marco Batlle, le très célèbre et très médiatique pourfendeur du nazisme (honoré et décoré) qui a donné des centaines de conférences sur la déportation dans les écoles et les lycées, qui, le 27 janvier 2005 avait prononcé, devant les parlementaires espagnols réunis, un discours profondément émouvant en hommage aux 9 000 «  républicains  » assassinés dans les camps et qui devait inaugurer très solennellement avec le Premier ministre Zapatero le mémorial de Mauthausen, est publiquement accusé, et ce de façon irréfutable, de n’être qu’un imposteur, un escroc qui s’est inventé de toutes pièces un passé de déporté.

L’homme, très charismatique, doté de dons oratoires certains, comédien talentueux et menteur exceptionnellement convaincant, intelligent, sympathique, hyperactif et débordant d’énergie n’en est pas à sa première escroquerie.

En effet il a pu, en 1976, accéder au poste de secrétaire régional de la CNT de Catalogne, et en 1978, le voilà secrétaire confédéral pour toute l’Espagne (titres dont il est déchu, mais que, bien sûr, en 2005, les médias ne manquent pas de rappeler avec une évidente délectation). C’est bien sûr un passé fictif (lui aussi) d’héroïque résistant au franquisme qui lui a valu une popularité certaine au sein du mouvement libertaire en pleine reconstruction (Franco meurt en 1975) et qui compte, à côté de militants historiques, un grand nombre de nouveaux adhérents qu’il est facile de duper.

Politiquement, idéologiquement, on voit bien tout le bénéfice que certains vont retirer de cette énorme escroquerie commise par un ancien secrétaire confédéral de la CNT [3]  : c’est, à la fois, un nouveau discrédit jeté sur le mouvement libertaire (déjà plombé par l’attentat de la Scala et les querelles internes) en même temps qu’un coup bas porté à tous ceux qui voudraient interroger le passé récent de la période franquiste, dans la mesure où – l’affaire Marco le prouve – même la déportation peut faire l’objet de manipulations et de mensonges.

Mais le propos de Javier Cercas n’est pas à proprement parler politique. Son entreprise littéraire vise, entre autres, à établir une biographie non romancée de Marco, en démentant ses assertions par des documents, des témoignages ou en effectuant des recoupements qui contraignent le mythomane à reconsidérer à la baisse sa pseudo-vie héroïque. Bien que ses interviews contribuent à dévoiler ses diverses supercheries, Marco s’y prête volontiers, puisque cela le met, malgré tout, au centre de l’attention, en tant que sujet de roman, sous le «  feu des projecteurs  », chose qu’il aime par-dessus tout.

Il ressort de ces entretiens que les mensonges de Marco comportent souvent une modeste part de vérité. Il a certainement été un jeune anarchiste enthousiaste, élevé dans un milieu ouvrier proche de la CNT (le père et un oncle étaient adhérents), il a peut-être participé aux côtés de son oncle aux journées de Juillet 36 (à l’âge de 15 ans) et, selon Cercas, sa présence est un temps avérée sur le front de la Sègre, dans les rangs de la 26e division. Prétendument blessé (rien n’est moins sûr), il regagne Barcelone en janvier 39 peu de temps avant la chute de la ville. On peut considérer que sa vie militante s’arrête là (il a 18 ans) et que, à l’instar de beaucoup d’autres, il va tenter de passer inaperçu pour échapper à la répression.

En avril 1941 (il a 20 ans), convoqué par les autorités militaires pour régulariser sa situation, son passé ne semble pas avoir été connu et rien n’est retenu contre lui. Cercas attribue l’heureux résultat de cette convocation au génie de charlatan et d’embrouilleur hors pair de Marcos, mais on peut envisager aussi une autre hypothèse...

En novembre 1941 (alors que l’armée ne l’a toujours pas appelé sous les drapeaux), Marco décide de s’engager comme travailleur volontaire pour l’Allemagne (salaire élevé). Il est embauché avec contrat par la firme Deutsche Werke Werft de Kiel comme mécanicien. Pour avoir tenu des propos séditieux auprès de camarades de travail, il est poursuivi pour haute trahison envers le IIIe Reich. Emprisonné à Kiel, il est libéré au bout de 7 mois, le procureur ayant abandonné les poursuites. Cercas s’interroge sur les raisons qui on pu pousser un procureur allemand à abandonner les poursuites, sans donner de réponse.

C’est bien sûr cet emprisonnement à Kiel que Marco transformera en temps passé en camp de concentration, quand il se sera découvert une vocation tardive de déporté. A l’été 43, Marco rentre en Espagne.

La version héroïque de sa vie est bien différente. La voici. Après avoir prétendument fait partie de l’UJA, éphémère groupe de résistance au franquisme démantelé à l’été 39, il aurait rejoint la France pour continuer le combat, se serait fait arrêter par la Gestapo et aurait été déporté à Flossenbürg [4] où il serait resté jusqu’à la libération du camp en 45.
En réalité, de 1943 à 1975, Marco va mener la vie très ordinaire d’un sujet lambda sous la dictature (il subira quelques jours de prison pour vol en 1949 ; c’est ce qu’il transformera par la suite en activité libertaires antifranquistes). Il deviendra même, dans les années 60, un artisan mécanicien relativement prospère.

Au tournant des années 70, son besoin irrépressible d’être admiré, reconnu, le conduit à construire le personnage de résistant antifranquiste qu’il prétend être. Un petit nombre de jeunes gauchistes issus de la bourgeoisie barcelonaise, éblouis par son passé glorieux vont contribuer à répandre sa légende dans certains milieux. A l’époque il se fait appeler Enric Durruti (il serait de la famille…), il aurait bien sûr fréquenté Quico Sabaté. Puig Antich aurait été de se ses amis…

Comment un homme au passé antifranquiste plus que douteux et qui n’avait maintenu aucun lien avec la CNT pendant plus de 40 ans a-t-il pu obtenir un mandat confédéral  ?

On peut regretter que Cercas évacue trop rapidement la thèse de la manipulation policière  ; cela dénote peut-être chez l’auteur une certaine naïveté politique. En effet, comment les services (spéciaux) de police auraient-ils pu «  rater  » un tel individu  ? Eux dont l’une des missions essentielles consiste à collecter les petits secrets gênants, les failles embarrassantes de tout un chacun et des militants en particulier (pour pouvoir les faire chanter au besoin) [5]. Comment auraient-ils pu négliger d’exploiter un pareil filon  ? La construction du personnage s’est faite sans doute avec leur aval, en tout cas, aucune «  fuite officielle  » n’est venue démentir la fiction.

Face au danger mortel que la reconstruction de la CNT représentait pour lui, l’État avait tout intérêt à encourager l’ascension d’un tel individu avide de reconnaissance et d’admiration, soucieux d’apparaître toujours au premier plan. Son narcissisme paroxystique en faisait un homme fragile et donc obéissant puisque, à tout moment, ceux qui savaient pouvaient détruire le personnage auquel il avait fini sans doute par croire quelque peu lui-même.

Après avoir été écarté de la CNT [6], Marco sera un moment vice-président d’une association de parents d’élèves, mais il va bien vite retrouver la gloire et l’attention des médias en devenant la «  rock star de la mémoire  ». Ce sera son escroquerie la plus aboutie et la plus infâme sans doute.

Cercas réfute l’idée de manipulation policière et attribue aux seuls «  mérites  » de Marco, excellent menteur, son incroyable ascension médiatique. Il voit aussi dans cette fable pathétique, la personnification, l’incarnation d’un désir «  a posteriori  » d’avoir appartenu à la résistance antifranquiste, les petits mensonges de beaucoup (beaucoup d’Espagnols arrangeront quelque peu leur biographie après la mort de Franco) entraînant en quelque sorte le gros mensonge d’un seul. Cette approche n’est pas sans intérêt, mais on peut penser plus prosaïquement que l’affaire Marco restera dans les annales comme l’exemple réussi d’une «  opération de déstabilisation  » à double effet  : décrédibiliser un mouvement d’opinion favorable au réexamen du passé franquiste et nazi, porter gravement atteinte au mouvement libertaire [7].

L’affaire Marco, au-delà de son côté anecdotiquement tragique pose aussi le problème du mode d’organisation du mouvement libertaire. Une organisation pyramidale, quels que soient les garde-fous qu’elle tente de mettre en place pour se rassurer (mandats précis, révocabilité de principe,…), permet toujours, dans les faits, l’ascension d’individus malfaisants, qu’ils soient simples histrions ou infiltrés. L’horizontalité organisationnelle est de nature à limiter ce genre d’intrusion. Sans «  trône  » à conquérir, sans titre ronflant à exhiber, dans l’anonymat militant, les velléités des narcisses en puissance s’affaissent d’elles-mêmes, et même si une infiltration est toujours possible, l’activité que les infiltrés doivent déployer pour contrôler ou casser est infiniment plus coûteuse.

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