RÉSEAUX ASOCIAUX
Publié le 27 décembre 2017
Cet article est fondé, sur les travaux et la réflexion de Jean Michel Wizenne, auteur et conférencier sur le thème de « Anarchisme et Résistance Indigène ». Facebook, Twitter, Instagram, Youtube sont des réseaux sociaux virtuels qui donnent naissance à des liens sociaux virtuels au sein de communautés toutes aussi virtuelles, ce qui engendre des rapports sociaux effectivement virtuels. Certaines études de sociologie, portant sur les pays développés, démontrent que le véritable lien social ne cesse de se dégrader, voire carrément d’être menacé par une certaine conception d’internet.
Les rapports sociaux inscrivent les humains dans une trajectoire de vie à travers des interactions et des liens d’interdépendances. La socialisation, qu’elle soit familiale, culturelle, et/ou professionnelle, contribue à la construction d’une identité propre. La déconstruction de ces liens sociaux, à la suite d’un événement dit de rupture, peut amener l’individu à entrer dans la spirale de l’exclusion. Ces rapports peuvent être de plusieurs types : rapport de domination (patrons/ouvriers), rapport de coopération (amis/amis) ; ils peuvent être de type macro ou micro-social.
Quand, aujourd’hui, nous parlons de réseaux sociaux, nous oublions systématiquement de rajouter le terme « virtuel ». En omettant ce terme, nous nous biaisons nous-mêmes. En effet, le langage, s’il sert à la communication, sert d’abord à articuler notre propre pensée. Le fait d’omettre systématiquement de rajouter le mot « virtuel » à « réseaux sociaux » (liens sociaux qui ne sont pas réels) induit un effet certain sur une nouvelle génération (les moins de 25 ans, par exemple) qui conçoit les rapports sociaux à travers des communautés du net. Autrement dit, le rapport social devient, en fait, un rapport virtuel.
Première particularité, il faut acquérir et posséder un ordinateur, une tablette ou un smartphone ; un produit issu de la technologie. Sans la technologie, cette version moderne du rapport social dégradé, au sens propre du terme, reste hors de portée des moins fortunés. Jean Michel Wizenne souligne aussi que l’une des plus grandes angoisses de l’être humain, c’est de se retrouver exclu d’un groupe, d’une communauté, ou de la tribu ; pour une raison ou pour une autre. Il est important de le signaler, car c’est ce qui permet de comprendre que c’est un point de pression vital pour la vie en communauté que d’avoir accès à ces réseaux sociaux virtuels.
Il existe un autre point de pression qui ne se ressent pas encore, mais qui est déjà présent et qui ne fait que s’accentuer ; c’est l’augmentation des régulations du comportement et des idées exprimées sur la toile, afin que l’individu soit d’abord accepté puis soit maintenu au sein de la communauté. Cette pression d’exclusion équivaudra bientôt à être rejeté d’un monde auquel il sera considérée comme indispensable et normale. Cette exigence est une notion extrêmement puissante dans une société comme la nôtre où le conformisme est une vertu.
Un autre point important, c’est la régulation, ou plus exactement l’auto-régulation. Pour expliquer cette pensée, l’auteur donne un exemple : « Nous avons tous regardé une de ces innombrables vidéos nous expliquant que, à cause des attentats, internet sera encore plus surveillé et que, bien sûr, c’est un danger pour la liberté d’expression ; et que les gouvernements se servent de ce prétexte pour serrer la vis et contrôler le net. Ce sont des vidéos très sérieuses, faites par des gens aux mines graves qui donnent l’impression d’être des experts, mais posez-vous la question : comment cette surveillance se fait-elle en pratique ? Bien sûr, certains fichages massifs, selon des mots-clés, existent depuis le début du net, mais avez-vous déjà vu beaucoup de gens qui, après avoir tenu des propos subversifs contre le gouvernement, le système, et autres, sur internet, se soient fait embarqués par le GIGN ? ».
Par contre, ce qui est en train de changer, c’est l’apparition d’une suspicion des internautes sur certains sujets, c’est-à-dire « l’auto-régulation » envers certains sujets ou propos. Cette auto-censure, par peur du fichage/flicage, fera disparaître la véritable subversion (la parole libre) du réseau social, pour se transformer en une subversion formatée, autorisée et tolérable. Le tour de force, c’est que ce sont les structures dominantes qui définiront la manière dont nous pouvons être subversifs envers le système, donc envers elles-mêmes. Quel meilleur contrôle, finalement, pour une structure dominante que de définir elle-même ses propres dissidents, autorisés, validés, labellisés.
Les produits de la technologie, tel le smartphone, sont le résultat d’une collaboration, d’une négociation, et d’un rapport de forces entre les scientifiques (structure dominante dans le domaine de la recherche), les industriels (structure dominante dans la technologie), les capitalistes (structure dominante en économie), les publicistes (structure dominante dans le domaine du commerce), les banquiers (structure dominante dans le domaine de la finance), les magistrats (structure dominante dans le domaine du droit) et les politiciens (structure dominante dans la loi), sans oublier les lobbys (structure dominante dans le monde des affaires et de la politique - et fer de lance d’une corruption feutrée). Autrement dit, un smartphone, c’est le résultat d’un rapport de forces entre les structures dominantes de la société.
Alors, pouvons-nous, à travers ce produit et l’accès qu’il nous donne aux nouveaux rapports sociaux nous émanciper des structures dominantes dont il est le produit ? Certainement pas, car ces structures dominantes, via les zones de rapports sociaux, injectent des subjectivités, c’est-à-dire des idées préconçues, des modèles de comportement, des façons de s’exprimer, des images de marque, au sens propre et figuré et qui vont permettre à certains individus de s’identifier à certaines communautés. Tout cela se fait selon les critères qui ont été extirpés, et mis en bases de données, par les informations issues de votre profil. De cette manière, et au travers de toutes ces subjectivités introduites par les structures dominantes, un certain type de comportement va être favorisé par une certaine façon de penser et surtout par une certaine façon de réagir, face à telle ou telle information ou situation. Notion de réaction et façon de réagir sont donc les plus visées parce que, dans une société où le consentement doit être fabriqué et le comportement systématisé, c’est moins l’action des gens qui est recherchée que le contrôle de leurs réactions face à une situation.
Nous vivons dans une société qui, certes, a changé de forme, mais dont le pouvoir s’exerce toujours traditionnellement verticalement. Chaque étage y opère une pression sur l’étage inférieur, mais il faut aujourd’hui y ajouter un élément de plus, élément que nous pouvons qualifier de réticulaire, c’est-à-dire un enchaînement ou une profusion de réseaux horizontaux, comme une toile d’araignée, au-dessus duquel les structures dominantes, par le biais des subjectivités, façonnent le monde à leur guise sans subir la contrainte de l’espace-temps. En effet, avec la vitesse des moyens de transport et l’instantanéité des flux d’informations, partout dans le monde, ces structures dominantes peuvent agir, provoquer, maintenir, faire et défaire tout cela, maintenant (dans l’instant).
Les dommages collatéraux les plus dramatiques, en ce qui concerne le comportement sont une espèce d’inversion de la réalité, de plus en plus poussée et caricaturale. Nous avons tous constatés, que l’anonymat, et le fait d’être inaccessibles physiquement, a mis à jour un des aspects les plus abjects de l’être humain : une certaine lâcheté qui se cache derrière un feint « courage » exacerbé par la tentation de se donner une image qui n’est pas la sienne. Beaucoup de gens, dociles dans la vie de tous les jours, se sont découverts une vocation révolutionnaire, rebelle et contestataire sur la toile, chaque soir, pour mieux retourner à une docilité réconfortante le lendemain, tout cela confortablement à l’abri derrière un avatar représentant la manière dont ils aimeraient être perçus dans le réel, c’est-à-dire par les autres. Nous pouvons aussi parler d’autres individus, peu doués pour le courage mais qui se sont sentis renaître à travers un personnage sans peur et sans reproches. Ils se sont découverts des élans humanitaires virtuels avec de l’empathie à foison, de l’intérêt virtuel pour diverses luttes et combats variés et perdus d’avance. Le combat perdu d’avance est une particularité essentielle du combat qui doit être choisi. Cela permet d’être seul contre tous et d’accuser le système monstrueux de, toujours, gagner à la fin ; le combat perdu d’avance est un indice de sacrifice, et donc de courage et de générosité. C’est une « nouvelle » façon d’être facilement « courageux », d’autant plus qu’il permet de ne rien faire. C’est ce qui s’appelle rêver sa vie.
Mais le plus intéressant, ce n’est pas la nature des comportements ou des sentiments excités par l’anonymat ou l’aspect virtuel de la toile. Pour Jean Michel Wizenne, le phénomène suivant est plus important encore. C’est le fait que, dans cette société où les pressions sont multiples et de plus en plus difficiles à supporter, cette explosion de traits de caractère, authentiques ou inventés, sincères ou exagérés, se soucie du comportement ou de la manière dont les autres vont le percevoir alors que, pourtant, ce n’est pas produit dans le réel mais dans le virtuel. Et ce qui est encore plus alarmant, c’est que beaucoup de ces gens, issus de cette nouvelle génération, adoptent des personnalités ou des comportements virtuels de plus en plus marqués, engagés, extrêmes, tout en étant de plus en plus lisses, sans relief et sans véritables interactions franches dans le réel ; et là, c’est l’avènement d’un vrai futur problème. C’est comme si, pour ces gens, le réel était devenu un espace insipide, à supporter en attendant la zone du rapport social virtuel tout en y concentrant déjà leurs actions, leurs réactions et leurs interventions. L’hypothèse, c’est que l’exclusion de la communauté, le rejet du groupe, le bannissement de la tribu, cette grande peur de l’être humain, favorise l’attachement à un comportement, même caricatural, dans la zone virtuelle. Parce que, de nos jours, pour de plus en plus de gens, dans le réel, le groupe, la communauté, le lien n’existent déjà plus et le seul danger qu’ils risquent, c’est l’expulsion des zones virtuelles, c’est-à-dire de la zone des "vrais nouveaux rapports sociaux".
Pour toute personne voulant une alternative à cette aliénation profonde, à cette agonie de notion de conscience sociale, pour toute personne voulant une alternative à ce programme, pensez-vous qu’il soit possible de remédier ou de pouvoir agir avec cette même technologie, avec ces mêmes zones de rapports sociaux, avec ces mêmes communautés du web, lesquels ne sont finalement que les produits des structures dominantes les plus puissantes de notre société ?
Nous devons constater que, pour s’écarter de la nébuleuse virtuelle et quel que soit le projet individuel ou collectif à mettre en œuvre pour l’avenir, ces nouvelles zones de liens sociaux peuvent servir à la connexion des gens de bonne volonté mais absolument rien de concret ne doit s’y faire ou s’y planifier, et rien ne doit se décider au sein de ces zones de dictature sensorielle ; tout doit se tenter dans le réel et surtout à contre-pieds de la musique sur laquelle ils essayent de nous faire danser.