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Qui vous dit qu’elle l’a tué ?  [2]

Publié le 24 avril 2023

Ce samedi 11 mars, 120 personnes réunies dans une salle obscure ont pu apprécier le très beau film de Béatrice Pollet. Toi non plus tu n’as rien vu. Ce film évoque un sujet très difficile : ce que la société, la justice, la police et les médias, tout comme la médecine, encore à l’heure actuelle, dénomment le déni de grossesse.

Une femme subit un état dans lequel son corps ne transmet pas l’information essentielle. Elle a donc un ventre plat. Subitement quelques spasmes, du sang. Elle pense qu’elle vient de se vider. Quelque chose qui tombe ; ce quelque chose sera enveloppé, puis abandonné sur une poubelle, et heureusement trouvé au hasard d’une promenade nocturne du chien d’un voisin. Pour elle, en état de sidération, aucune compréhension intelligible de la situation. Pour la justice, pour la police, pour les médias, il y a tentative de meurtre sur personne de moins de 15 ans.

Ce film retrace le dur et éprouvant chemin que vont alors prendre cette femme et son avocate vers un très hypothétique acquittement. La réalisatrice, loin de tout pathos n’oublie rien de la situation et de son objectif. Interroger les faits, rien que les faits jusqu’à reconnaitre que l’on ne sait pas répondre ni en terme médical ni en terme policier ou judiciaire à cet évènement. Dans une bienveillance, les personnages évoluent et nous montrent un entourage familial, banal et aimant, une police et justice au travail sans complaisance.

Film épuré, documenté, remarquable performance d’actrice et acteur, tout sonne juste. J’arrête ici, j’en ai déjà trop dit pour celles et ceux qui désireraient aller le voir. Mais la cerise sur le gâteau, au-delà de la projection fut le débat qui s’en est suivi entre la réalisatrice et la salle. Fait remarquable, les applaudissements en fin de générique final malgré la gravité du propos et la présence de la quasi-totalité des spectateurs aux échanges à venir.

• « Pourquoi le mot « déni » alors que ce film est le plaidoyer de l’absence de conscience de cet état, sans éléments probants pouvant l’infirmer  ? Un médecin engagé dans la reconnaissance de cet état propose l’abandon de ces termes odieux « déni de grossesse » ; lui parle alors de « Grossesse non perçue. »
• « Le droit pénal est censé protéger le ou la personne de la vindicte sociale et être garant de la présomption d’innocence. Pourquoi ce titre ? Le « Tu » et « Toi » du titre ? Toi aussi tu n’as rien vu est une adresse au spectateur qui lui aussi n’a rien vu sinon un ventre plat dans les premières images. Alors si condamnation il doit y avoir, pourquoi seule la femme est condamnée sans condamnation de l’entourage ? »
• Solitude de la femme, totalement isolée dans la machine judiciaire, interrogatoires et expertises, subissant un « ramassis d’une extrême violence » durant le cheminement policier et judiciaire (cf : témoignage personnel et poignant dans la salle d’une spectatrice).

L’Association Française pour la Reconnaissance du Déni de Grossesse, fondée par le Dr Félix Navarro, médecin de santé publique et lanceur d’alerte avant l’heure, [3],-réunissant médecins et avocats, psychologues, sages-femmes, éducateurs et bénévoles-, a rompu à sa juste mesure cet isolement en prenant toute sa part lors des procès sur lesquels elle se déplaçait. L’association est malheureusement actuellement en sommeil. « Il nous faudrait combler ce vide en la relançant… » semble être le ressenti de la salle.

• Quelques exemples rapportés de déni de grossesse :
« Lors de visites gynécos pour péripatéticiennes, lorsque la gynéco leur annonçait une grossesse de 8 mois, celles qui n’y croyaient pas restaient avec leur ventre plat et malheureusement se retrouvaient devant un déni total le mois suivant. Celles qui y croyaient, dans les 24h, le ventre se transformait et gonflait.
Ici, le déni de grossesse fonctionne à l’inverse d’une grossesse nerveuse. Le corps fonctionne et la tête n’y croit pas. » (Cf. : Témoignage d’une adhérente de l’association dans la salle)
Femme qui après une compétition sportive ressent une douleur puis fait un déni.
La réalisatrice évoque, elle aussi, les exemples à suivre :
« En Afghanistan, une militaire au combat….

En prison, suite à une peine pour « infanticide, « une femme est prise de douleurs subitement dans sa cellule.
Devant le personnel pénitentiaire, qui lui aussi n’a rien vu venir, elle vient de refaire un déni de grossesse !!! »
Le sociétal :
• « lorsqu’un enfant meurt, la société lui doit justice. Lorsque la médecine ne sait que dire, on repasse et replace le problème au niveau du juridico-policier. Mais est-ce-que cela doit se passer aux assises ? Il faut trouver autre chose, un autre espace. »
• « Au-delà de la femme et du déni de grossesse, improprement nommé, nous vivons dans une ère et aire où l’on doit tout maitriser. Or la vie est un phénomène qui pour l’heure n’est pas maitrisable. Les neurosciences nous indiquent que ce qui est maitrisable dans le fonctionnement cérébral, se situe au niveau du cortex préfrontal et donc que la part du conscient est de 5% et que les 95 % restants, fonctionnent au niveau du système inconscient. Or, nous vivons dans une société qui reste dans l’incapacité à accepter de perdre la maitrise et le contrôle. On en est là pour la grossesse non perçue. Un peu comme le jour de la découverte des interactions des particules en physique qui allait remette en cause toute la physique newtonienne en se rendant compte qu’il existait autre chose. »

Alors, on en reste au connu : on criminalise, on culpabilise un bouc émissaire en se dédouanant, on en ait du fait divers qui fait vendre. Affaires Grégory, affaire Courgeault…. Infanticides…. Du sensationnel à l’insupportable.

Quelques chiffres pour finir :
• Aucune statistique des condamnations.
• En 2009, dans le Quotidien des médecins, on pouvait déjà lire :
« Le déni de grossesse est une « réalité médicale parfaitement chiffrable », estime le Dr Félix Navarro, président de l’AFRDG (Association française pour la reconnaissance du déni de grossesse). Le déni de grossesse est dit « partiel » quand sa levée survient à partir de vingt semaines (cinq mois) et avant la fin de la grossesse. Il est « total » quand il dure toute la grossesse et n’est levé qu’au moment de l’accouchement. Selon des études menées en Allemagne, en Autriche et aux États-Unis, il y aurait un déni de grossesse partiel pour 400 à 500 naissances et un déni de grossesse total pour 2 500 naissances. Une fréquence supérieure à celle du risque de trisomie (1/700) ou de spina bifida (1/1 500), pour lesquels de vraies politiques de prévention sont mises en place, souligne l’AFRDG…. » [4]

• La maternité du CHU Jeanne de Flandres à Lille énonce le nombre de 1500 à 3000 femmes concernées par an.
• 80 % des femmes concernées vivent en couple.
• 50 % ont eu des maternités précédant la grossesse non perçue.

Pour conclure, je redonne ici celle du débat, présentée par un compagnon de route de Félix, en invitant Félix Navarro parmi nous :

« Il me semble que dans toute cette histoire, on parle beaucoup de monstres, et si monstre il y a, ce n’est pas nécessairement du côté de la mère, mais parfois de la machine judiciaire. » [5]

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