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La bureaucratisation de la Russie

Publié le 30 janvier 2010

Pourquoi la révolution russe, qui s’annonçait radicale et novatrice a-t’elle dégénéré si rapidement, accouchant d’une des plus monstrueuses dictatures de l’histoire ? C’est une des questions que tous ceux qui aspirent à des changements radicaux ne sauraient éluder. L’article qui suit a été rédigé après une discussion publique organisée par la CNT-AIT sur ce thème avec à l’appui des lectures comme l’indispensable « La révolution inconnue » de Voline ou le très intéressant « Des soviets au communisme bureaucratique » de Marc Ferro.

On parle souvent du rôle des soviets dans cette période, mais il convient tout d’abord de préciser que ces soviets n’étaient pas des institutions toutes identiques.

Il y avait tout d’abord les soviets de députés, qui eux-même pouvaient différer entre eux selon qu’ils représentaient des ouvriers, des paysans ou des soldats, ou une combinaison de ces trois catégories. C’était une sorte de parlement très proche de ceux que l’on connaît aujourd’hui.

Il y avait ensuite des comités de quartiers, réunissant les habitants d’un quartier sans distinction de classes sociales, eux-même parfois réunis en soviet.

Il existait enfin les comités d’usine, émanation directe de l’ensemble des ouvriers avec comme principe des élus révocables à tout moment, contrôlés par la base. Ces comités se réunissaient parfois en soviet.

À ces institutions se rajoutaient de multiples partis politiques. Les principaux étaient :

  • le parti menchevik, parti social-démocrate, équivalent de la social-démocratie allemande,
  • le parti bolchevik, futur parti communiste, qui « gagne » la révolution et crée la 3e internationale, à laquelle sera affiliée le parti communiste français,
  • les socialistes-révolutionnaires, parti qui est divisé en deux fractions de droite et de gauche.

Les anarchistes, bien qu’influents, n’avaient pas d’organisation de masse.

À ces partis s’ajoutaient les syndicats, plus ou moins dirigés par les partis.

Un fois ces divers acteurs précisés, nous pouvons commencer à voir comment tout a dégénéré. On peut distinguer deux types de bureaucratisation : par en haut ou par en bas. Par en haut, elle sera le fait des partis politiques qui luttent pour le pouvoir, et qui de ce fait vont prendre ou tenter de prendre le pouvoir dans divers organismes. Par en bas, la bureaucratisation correspond à un abandon de ces responsabilités par la base.

BUREAUCRATISATION PAR EN HAUT

Le premier acte de bureaucratisation par en haut, c’est la constitution du soviet de Petrograd. Celui-ci est recréé dès février 1917 (il en existait un en 1905) par plusieurs organisations de gauche (Mencheviks en tête), qui appellent les ouvriers et les soldats à y élire des représentants. Une des premières décisions de ce soviet (dès le premier jour !) fut d’accorder aux partis socialistes le droit de nommer deux délégués au comité exécutif du soviet. Pour Marc Ferro, l’acte de bureaucratisation n’est pas le fait que deux membres de chaque parti politique entrent au comité exécutif, car cette décision a été librement discutée et votée, mais que ceux qui y entrent soient nommés par les partis sans contrôle de l’assemblée. Cet acte émane de l’assemblée elle-même. Se considérant « représentatifs de leur organisation », les membres désignés excluent peu à peu du comité exécutif les membres élus.

Un autre exemple de bureaucratisation par le haut est très éloquent : Asinimov est nommé (et pas élu) président du soviet des comités de quartier en mai 1917 sur proposition du praesidium du soviet de Pétrograd et après approbation du bureau des délégués. Il faut ici noter deux faits : Asinimov n’est même pas membre du Comité de son quartier, et ceux qui s’opposent à cette nomination au nom du respect de la démocratie sont les bolcheviks (qui utiliseront exactement les mêmes procédés lorsqu’ils seront au pouvoir).

L’attitude des bolcheviks vis-à-vis de la bureaucratisation est très intéressante à analyser. Ceux-ci, minoritaires, s’engagent dès février dans une lutte d’influence contre les mencheviks et les socialistes révolutionnaires. En février, les bolcheviks veulent « calmer les ouvriers », en raison de la faiblesse de leur organisation et du fait que les ouvriers ne constituent qu’une fraction des manifestants. Après février, les bolcheviks soutiennent les institutions autonomes telles que les comités d’usine et les gardes rouges (sorte de milice populaire) contre les institutions contrôlées par les partis et les syndicats. Ce soutien leur permet de gagner la confiance des masses, et jouera un rôle fondamental dans le déclenchement de l’insurrection d’octobre. On voit donc le rôle qu’ils ont joué : s’ils voulaient faire la révolution, ils voulaient surtout prendre le pouvoir, incapables qu’ils étaient de faire confiance aux masses.
BUREAUCRATISATION PAR EN BAS

L’autre versant de la bureaucratisation, peut-être plus important pour nous, est la bureaucratisation par en bas. Voici quelques exemples.

Le premier concerne les jeunes de l’organisation Trud i Svet, qui cherche à se consolider. Ils font appel au comité de quartier afin d’obtenir un local, et une rémunération de leur activité auprès des ouvriers. Suite à des problèmes internes (dont il ne reste visiblement pas de traces), le président de leur organisation est nommé par le comité de quartier. Ils deviennent donc une simple excroissance de ce comité, au lieu d’être une organisation autonome. Cette bureaucratisation s’est faite presque « naturellement », sans intervention d’un parti ou d’un syndicat.

Deuxième fait d’une nature bien proche : l’apparition de « permanents » au sein des organisations autonomes telles que les comités d’usine ou les comités de quartier. Dans les comités d’usine, les statuts imposent régulièrement un renouvellement des membres du comité, mais les listes de membres de ces comités montrent le non-respect de cette règle. De plus il arrive fréquemment que les décisions soient prise par le comité sans que le quorum soit atteint. Se pose ici la question du contrôle de la base et de la rotation des mandats. La non-implication des ouvriers dans leur propre comité a fait que le pouvoir est passé de la base au sommet.

Autre exemple pris dans les comités de quartiers. Les membres de ces comités ne sont souvent pas des militants. Les permanences qu’ils assurent leur font perdre une part de leur revenu. Les assemblées décident alors de rémunérer les membres concernés par une indemnité correspondant au salaire d’un petit employé. On constate dès lors la diminution du nombre de participants aux assemblées générales des comités (il baisse presque de moitié) ainsi que la baisse du nombre d’assemblées générales au profit de la hausse du nombre de réunion des comités exécutifs. La confiscation du pouvoir est alors effective : les assemblées générales ne sont plus consultées pour les décisions, ne sont plus informés des discussions.

Il est intéressant de noter que ces permanents et ces membres de divers bureaux allaient rapidement constituer la classe des apparatchiks, qui allait détenir une grande part du pouvoir dans l’URSS, et encore aujourd’hui en Russie.

Ces deux versant de la bureaucratisation ne sont qu’une part des racines de la transformation de la révolution russe en un système oppressif. Ce sont pourtant des faits fondamentaux, car c’est au niveau de la capacité des révoltés à se créer des institutions qui soient pour eux des outils que se joue la victoire ou la défaite d’une révolution. On voit dans le cas de la révolution russe que les révoltés ont abandonné le pouvoir dans les organisation qu’ils avaient souvent eux-mêmes crées et qu’ils avaient développées justement pour lutter contre la confiscation du pouvoir au niveau des soviets et du gouvernement. Si l’intuition était bonne (créer de nouvelles institutions pour lutter contre celles qui sont perdues, et ne pas essayer de les « reconquérir »), les problèmes n’ont pas été abordé avec suffisamment d’implication pour réussir premièrement à détruire les institutions combattues ou à les vider de toute valeur, deuxièmement à faire que les nouvelles institutions soient la réelle courroie de transmission des aspirations révolutionnaires des révoltés.

On l’a vu, cette impossibilité à détruire totalement le pouvoir est basée sur deux faits : la survivance des partis politiques et des syndicats, qui dans un processus révolutionnaire ne cherchent qu’à consolider leur pouvoir, et l’incapacité des individus à s’impliquer totalement dans le processus en cour.
LA REVOLUTION COMMENCE PAR SOI-MEME

On rejoint ici la problématique posée par Anton Panneckoek quand il affirme que la révolution sera avant tout une révolution des esprits. Celle-ci résulte d’un processus d’auto-éducation des masses qui apprennent en agissant, et qui découvrent par elles-même leurs but et les moyens d’y parvenir. Dans le cas de la révolution russe, les partis n’ont pas été systématiquement combattus par les masses révolutionnaires, certains mêmes (les bolcheviks et les socialistes-révolutionnaires de gauche) étaient considérés comme des alliés. Lourde erreur stratégique s’il en fut ! Leur prise de pouvoir en octobre a été facilitée car considéré comme une avancée, et non comme ce qu’elle était réellement, une confiscation du pouvoir. Ensuite, les révoltés se sont dépossédés tous seuls de leurs capacité d’action en laissant agir des bureaucrates et des permanents.

Il importe de signaler que ce type de bureaucratisation n’est pas spécifique à la révolution russe, mais qu’il est la cause de bien des échecs révolutionnaires qui ont traversé l’histoire. La question de l’organisation des révoltés est fondamentale, et l’étude des causes d’échec des révolution une nécessité, afin d’éviter de reproduire constamment les mêmes erreurs.

UN MAITRE MOT : LA CONTINUITE

Les principes anarchosyndicalistes montrent ici toute leur intérêt : Le rejet des partis politiques et l’affirmation de la nécessité de l’autonomie des révoltés peuvent nous permettre d’éviter les bureaucratisations par le haut. Le refus des permanents, la rotation des mandats... sont autant de techniques qui peuvent rendre plus difficile les bureaucratisation par le bas... à condition que tout cela ne reste pas des mots creux, à condition donc que le maximum d’entre nous reste des participants au sens plein du terme. La question qui se pose n’est pas simplement celle de la révolte, de l’action sporadique, c’est essentiellement celle de la continuité. En période révolutionnaire, cette problématique est essentielle. Osons dire qu’elle l’est tout autant maintenant : la capacité à résister à l’oppression croissante tout comme celle de faire germer les conditions d’une prochaine réussite révolutionnaire dépendent pour une bonne partie de la continuité dans l’action militante quotidienne. Hier, aujourd’hui comme demain il n’y aura pas de liberté sans implication personnelle permanente.

R.R.

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