PREMIER BILAN

Publié le 17 avril 2016

Il est toujours délicat de tenter un bilan d’un mouvement toujours en cours, comme l’est celui dit « Contre la loi travail » ou contre la « loi EL KHOMRI ». On remarquera qu’il n’y a même pas une appellation homogène : tout le monde est conscient que Mme EL KHOMRI, bien qu’elle ait sûrement amélioré ses connaissances, dramatiquement nulles, en droit du travail en lisant « les journals » (sic - voir la vidéo mise en ligne le 20 mars par Les Echos) n’est pas à l’origine de ce texte. Elle n’est qu’une mère porteuse, pratiquant la GPA (Gestation Politique pour Autrui). De même, comment qualifier vraiment de « loi travail » une loi qu’il aurait fallu appeler depuis le départ « loi anti-travailleur » ! Malgré ces difficultés, nous tentons un tour d’horizon national et avançons quelques conclusions.

UNE MOBILISATION D’AMPLEUR INESPEREE
MAIS DISPARATE

Premier constat, celui d’une mobilisation d’ampleur inespérée : sous des pluies battantes, malgré le froid, le vent,… il y a eu le 31 mars plus d’un million de manifestants dans les rues.

On ne peut pas dire, pourtant, que les centrales syndicales aient fait le maximum : certes, elles avaient lancé un appel national plus ou moins commun, mais, d’un peu partout, nous sont remontés de nombreux cas d’entreprises où les délégués syndicaux n’ont pas fait le moindre effort pour mobiliser (pas d’appel de boîte, pas de tract, même pas une affichette sur le panneau syndical…).

Malgré cela, le bilan chiffré est là : largement plus d’un million de manifestants. C’était souvent à n’en pas croire ses yeux : « Vers 11 h, au croisement des tramways, c’est une véritable marée humaine qui s’apprête à démarrer. Un flot de tous âges s’amoncelle en amont de la rue de Strasbourg. Sommes nous 30 000, 40 0000 ou plus ? » (Nantes). A Paris, la foule est immense, l’information, symbolique, saute de rang en rang : « La Tour Eiffel est fermée pour cause de grève ». A Marseille, à Toulouse, ce sont des dizaines et des dizaines de milliers de manifestants. L’onde de choc traverse tout le pays, même des villes qui manifestent habituellement peu (Strasbourg : 8 000 manifestants), même de petites communes (Guéret : 1 500 manifestants, du jamais vu). Partout, c’est la même (bonne) surprise, malgré « l’air du temps », c’est l’affluence : « 10h15, Bayonne place St Ursule, venu manifester avec des convaincus de l’injustice de cette loi, grand désespoir. Pluie, vent, froid, et personne ou presque… Et puis, le premier véhicule a démarré avec une banderole, et ils sont tous sortis, des parkings, de la gare, des abris,… ».

Contrairement à pas mal de mouvements antérieurs, ces manifestants sont essentiellement des salariés. Ainsi, sur le million deux cent mille manifestants que comptent, au plan national, les syndicats, l’UNEF revendique « 200 000 jeunes ». La proportion semble exacte : globalement, plus de 80 % de salariés. C’est assez rare pour être souligné, d’autant que « D’habitude les salariés du public sont très largement majoritaires, mais ce 31 mars, les salariés du privé ont également répondu présents à l’appel de la rue. » (St-Etienne). Mobilisation assez forte dans le privé donc et dans le secteur des entreprises publiques, bien plus faible parmi les fonctionnaires (où, souvent, les centrales syndicales ont fait une sorte de… service minimum).

Pour autant, les « jeunes » sont très présents. D’abord, dans « la tête » de beaucoup de manifestants (« Je suis venu défendre l’avenir des jeunes » a-t-on entendu un peu partout) mais aussi dans les actes : des groupes spontanés de travailleurs, malgré les mots d’ordre de dispersion de leur syndicat, se sont interposés entre les forces du désordre et les manifestants les plus jeunes, pour protéger ces derniers (Toulouse). Et puis, les jeunes sont toujours une force dynamique : « Le nouveau mouvement lycéen s’est illustré par sa spontanéité, sa détermination et son originalité. » (Montpellier). «  9h30 : Près de 70 lycées bloqués en région parisienne selon la presse bourgeoise. C’est nettement plus que les précédentes journées ! » (Paris). « La quasi-totalité des lycées sont désormais bloqués à chaque temps fort du mouvement. Du centre ville à la périphérie, c’est toute une génération qui prend goût à l’école buissonnière et à la révolte. » (Nantes).

Ces manifestations, si elles ont été multitudinaires, si elles ont eu lieu partout en France, ont connu des «  niveaux de protestation » très contrastés d’une ville à l’autre. Le plus souvent, il s’est agi d’une sorte de « force tranquille ». Parfois des accrochages plus ou moins vifs ont eu lieu. Et, dans certains cas, la plus inepte soumission s’est exprimée : ainsi, à Pau, le cortège – gauche, extrême-gauche et libertaires confondus – a défilé sagement derrière une brochette de politicards du coin : « Nathalie Chabanne, député de la 2e circonscription, les conseillers régionaux Jean-François Blanco, Natalie Francq et Michel Minvielle, et aussi le conseiller départemental Margot Triep-Capdeville et le maire de Billère Jean-Yves Lalanne. ». Bref, les maîtres devant, le bon peuple derrière, comme le firent les « Benêts rouges » de Bretagne il n’y a pas si longtemps.

La volonté des politicards de mettre sous tutelle le mouvement social, en prenant la tête des cortèges là où on les a laissé faire, n’est pas la seule manœuvre pour couper l’herbe sous le pied à une force qui pourrait aboutir à de trop fortes remises en cause du système. Les syndicats s’y sont mis, ponctuellement au moins, aussi : « ordre » et «  contrordre », c’est bien connu provoquent le « désordre » ou plutôt la démobilisation. Voici un exemple : « La journée commence un peu plus tard qu’annoncé initialement. Le rendez-vous à 5h30 au dépôt de train SNCF a été annulé la veille. La CGT avait décidé (contrairement au 9 mars) de ne pas appeler au piquet de grève, et Sud Rail avait finalement annulé son appel. » (Lille).

LA POLICE AVANT LA POLICE… ET APRES

A quoi s’ajoute la volonté de contrôler les cortèges, la sale habitude des « services d’ordre ». A Montpellier, c’est le « SPAM, Service de Protection (tu parles d’une protection  !) des Activités Manifestantes » qui tente de quadriller la manif. A Marseille « le cortège jeunesse, sans doute trop remuants à son goût, se fait gazer par le service d’ordre de la CGT ». A Tours, «  En plus des flics, la manif était encadrée par deux services d’ordre, l’un composé d’étudiants, l’autre de syndicalistes. Un tel dispositif semblait bien excessif compte tenu de la manière dont se déroulent les manifestations et actions contre la loi Travail à Tours. ».

Le constat est général : pas une manifestation sans que des « petits cerveaux » ne se découvrent une vocation de «  gros bras », sans qu’ils constituent une sorte de « police avant la police », qui, d’ailleurs « travaille » main dans la main avec cette dernière.

Sur un terrain ainsi préparé, les « forces de l’ordre » se sont fait un plaisir « d’intervenir », alors que les incidents créés par des manifestants ont été minimes (et souvent même, simplement une réaction aux violences policières). Certes, à Nantes « Une barricade de plus de deux mètres de haut est montée en quelques minutes par plusieurs dizaines de manifestants ». A Rennes, quelques « dizaines de jeunes ont lancé des pierres et des bouteilles en verre sur les forces de l’ordre ». A Rouen, « … des jeunes, foulard devant le visage, ont jeté des projectiles et allumé des feux de poubelle. » A Montpellier, le « Tramway a été pris d’assaut ». A Toulouse, la police a trouvé – tremblez, bourgeois - des bombes… de peinture.

Bref, il y a eu quelques raptus de colère. Rien à voir cependant avec la casse systématique et organisée que pratiquent, avec une régularité de métronome, nos aimables «  exploitants agricoles ». Pour ne donner qu’un seul chif-fre – qui est d’ailleurs un chiffre du ministère de l’Intérieur – nos « exploitants agricoles » ont commis « l’exploit », lors de leurs diverses manifestations de début novembre 2014, de provoquer des dégâts pour un total de plus de 70 millions d’euros*1. A 89 euros TTC le container-poubelle de 240 litres (tarif à l’unité)*2, il aurait fallu que les manifestants du 31 mars brûlent exactement 786 516 poubelles pour atteindre le même montant. On en est loin, très loin. Les quelques poubelles brûlées, les quelques vitrines cassées*3 sont dérisoires comparées à la dévastation qui accompagne les manifestations type FNSEA. Et pourtant, quelle différence de traitement. Traitement médiatique d’abord*4 : alors que les manifestations FNSEA s’accompagnent de reportages pleurnichards sur « Ces pauvres propriétaires terriens qui vivent si mal dans nos campagnes » (comme si les smicards vivaient bien dans leur HLM) et que le terme « casseur » n’est jamais (ou presque jamais) employé à leur encontre quand bien même ils brûlent des portiques, pour les jeunes manifestants du 31 mars, pas de pitié : les incidents sont montés en épingle et ils sont qualifiés de «  casseurs » même s’ils n’ont cassé qu’un simple canette de Coca-cola. L’important, pour les médias, ce ne sont pas les faits, c’est tout ce qu’ils peuvent mettre en scène pour faire peur à « la France qui ne manifeste pas  » et de diviser ceux qui manifestent.

Traitement policier ensuite : alors que les industriels de l’agriculture se permettent toutes les exactions qu’ils veulent au nez et à la barbe des « forces de l’ordre », sûrs d’une impunité quasi totale, les manifestants du 31 mars ont été réprimés avec sauvagerie dès qu’ils sont sortis des clous de quelques millimètres (et, parfois, même sans qu’ils en sortent). Et après la police, c’est la justice, qui, sans sa traditionnelle lenteur, a commencé à les « aligner ».Le déchaînement de violence policière, injustifié et inapproprié a été tel que quelques journalistes se sont retrouvés aux urgences, avec, point positif à souligner, un effet direct sur leurs commentaires. Ainsi, Le Nouvel Obs’, nous offre-t-il ce titre vengeur  : « Manifestation violente ? Les jeunes victimes d’un traitement discriminatoire ». . C’est que, si chez le tout-venant, un grand coup de matraque sur la tête provoque la fermeture réflexe des yeux, la physiologie du journaliste offre cette particularité intéressante que ce même grand coup, à l’inverse, lui rend, ainsi qu’à quelques uns de ses congénères, la vue sur la réalité des violences policières.

UNE LAME DE FOND

Que retenir de tout cela ? Certainement que nous sommes en face d’une sorte de lame de fond dont on aurait tort de ne pas saisir la puissance. Cette mobilisation massive de travailleurs du privé et du public, montre que ceux qui étaient censés continuer à ne rien comprendre et à garder la tête enfoncée dans le guidon ont compris.

En effet, les centaines de milliers de travailleurs qui se sont mobilisés l’ont fait parce qu’ils ont compris que les discours distillé par le pouvoir (« Modernité contre archaïsme », « Serrez-vous la ceinture, ça ira tellement mieux après », « Ceux qui travaillent pas, c’est qu’ils ne veulent pas travailler », « Il faut alléger les charges des entreprises »…) sont une escroquerie. Ils ont la compréhension sourde (et, hélas, tardive) d’avoir été menés en bateau, depuis longtemps. Beaucoup de ceux qui ont manifesté, s’ils ont voté, l’ont fait pour… Hollande et sa clique. Ils espéraient ainsi se trouver, ne serait-ce qu’un peu, protégés. Ils se voient livrés, pieds et poings liés. Comment ne se sentiraient-ils pas plus que trahis, profondément blessés, humiliés ?

Une partie, moindre, des manifestants perçoit aussi le jeu exact des centrales syndicales, bien tardivement aussi. Elles ne sont plus des mouvements homogènes. Le temps ou toute la CGT suivait comme un seul homme est révolu. Mais, quelle que soit la volonté des militants de terrain, leur détermination, leur honnêteté, le dernier mot reste toujours à la direction, laquelle a pour principal souci ses intérêts. De la capacité des directions syndicales à gérer la crise - en maintenant un savant équilibre entre la colère de la base et les intérêts du pouvoir (d’où, de successifs coups d’accélérateur et de frein) - dépend l’avenir de chaque boutique concurrente et, par voie de conséquence, les carrières personnelles de leurs dirigeants. Et c’est ça qui leur importe le plus.

Il y a donc un fort ressentiment dans la population ouvrière, parmi les salariés en général, mais il y a aussi beaucoup de perplexité et même d’écœurement.

Ressentiment, perplexité, écœurement, c’est la porte ouverte à tout, au meilleur comme au pire.

Le meilleur, de notre point de vue, bien évidemment, c’est le constat que, les idées que développe la CNT-AIT rencontrent, dans ce contexte, une écoute et un intérêt inhabituels. Nous en avons fait le constat dans les cortèges où nous avons diffusé nos documents (en particulier, des numéros spéciaux de « Un autre futur »). Il n’en faudrait pas beaucoup pour qu’une véritable réflexion démarre de façon massive. Il y a en ce moment une sorte de perméabilité aux idées.

Mais cela, nous ne sommes pas les seuls à l’observer ; les nouveaux aspirants au pouvoir aussi. On les trouve déjà à l’œuvre, en particulier dans le conglomérat « Nuit debout » qui vient se plaquer sur le mouvement social et qui, loin de le renforcer, le parasite. En effet, pour être massif, le mouvement social n’en est pas moins fragile. S’il peut, ce que nous souhaitons, se renforcer, il est aussi susceptible de s’effondrer rapidement en laissant encore plus de désespoir et d’acrimonie (laquelle conduit souvent au lepénisme). C’est pourquoi le grand objectif du moment doit être d’affermir le mouvement sur ses propres bases. Or, au lieu de chercher à mobiliser le plus largement possible en vue d’une grève reconductible contre la loi El Khomri, au lieu de chercher à renforcer la compréhension de la lutte des classes par les travailleurs, ce sont des propositions interclassistes qui tiennent le haut de ces débats de nuit.

On notera, parce que c’est toujours très significatif, que les médias font une belle publicité à « Nuit debout ».

Alors qu’ils ont été relativement discrets sur la journée du 31 mars (par exemple, sur France-Info, c’était presque anecdotique, une information comme une autre), et sur d’autres événements très forts – comme la grève des dockers du Havre cette semaine, pratiquement passés sous silence - « Nuit debout » qui mobilise bien moins de gens bénéficie de reportages multiples à la télé et fait la une des journaux (par exemple, la couverture du gratuit national « 20 Minutes »). France Inter lui a même consacré une soirée spéciale, une sorte de micro en libre service. Cette convergence médiatique montre que le pouvoir se satisferait très bien de l’émergence de quelque nouveau parti politique – fût-il «  podémiste  » ou «  syriziste  » - si cela doit permettre de tuer le mouvement social. L’essentiel, pour lui, en ce moment est d’augmenter les bénéfices des détenteurs de capital en faisant passer la loi EL KHOMRI. Et pour cela, ce n’est pas la première fois qu’il est prêt à nous raconter plein d’histoires à dormir debout.

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_1.- Voir « Anarchosyndicalisme ! » n°142. Décembre 2014 – Janvier 2015. _2.- http://www.magequip.com/conteneur-2-roues-240-l.html _3 .- A 2 500 euros la vitrine - tarif moyen (https://travaux.mondevis.com/vitrine-de-magasin/guide/), il aurait fallu détruire 28 000 vitrines pour arriver à la même somme. _4.- Le traitement médiatique d’une question est toujours un très bon indicateur de la position du pouvoir.