Tous ensemble sous un même bonnet :la Bretagne encourage le mariage interclassiste
Publié le 11 décembre 2013
L’arrière plan idéologique de l’actuelle fronde bretonne illustre, par sa confusion, le désarroi qui semble s’être emparé des consciences : excédée, désorientée, une part non négligeable des classes populaires se laisse circonvenir par des manipulations douteuses. Le chômage et la peur de la misère exercent une pression terrible, si bien que, même en Bretagne, on ne sait plus à quel saint se vouer.
Les modèles de société portés par la droite (« le rêve américain », cher au sarkozysme, qui promettait la fortune à celui qui « travaillait dur ») et la gauche (la chimère social-démocrate d’un « capitalisme à visage humain » contrôlé par un Etat protecteur, bienveillant et redistributeur) s’effondrent sous le poids de leurs mensonges, minés par la Krise. Sérieusement défigurée par l’épouvantable contre-modèle soviétique, l’idée de Révolution a, elle aussi, du plomb dans l’aile, même si elle continue à hanter à la fois les consciences et les manipulateurs sans scrupules qui n’hésitent pas à utiliser des références révolutionnaires pour des projets qui ne le sont guère.
C’est cette absence, ce vide idéologique, ce manque de projet sociétal qui a permis le retour en force de vieilleries que l’on espérait définitivement passées à la trappe : régionalisme, fascisme, communautarismes éthiques ou religieux. Les vieilles recettes du capitalisme pour maintenir son règne manquent terriblement de nouveauté, mais on est obligé de constater, hélas, qu’il se trouve toujours des crédules, des désorientés pour leur accorder crédit.
Fascisme, nationalisme et régionalisme, en plaçant au centre de leur credo l’union sacrée des classes sociales contre un ennemi commun (qu’il soit intérieur ou extérieur), ont toujours conduit à une aggravation considérable des conditions de vie des travailleurs.
Dans cette société en crise profonde, en mal de récits imaginaires ou historiques qui puissent transcender une réalité difficile à vivre et qui permettent l’adhésion ou l’identification à un passé commun, l’exhumation de la révolte des « Bonnets Rouges » apparaît comme un très bon coup de communication.
Pour les idéologues du mouvement, il s’agit d’effectuer une récupération symbolique, de s’accaparer un héritage qui va permettre à un ensemble d’acteurs hétéroclites de se trouver une appartenance commune, une homogénéité fondée, légitime : l’objectif étant de fédérer des intérêts de classes antagonistes derrière l’étendard d’une révolte historique dont on ne retiendra que les dimensions régionales.
Ce serait, dit-on, Thierry Merret l’actuel leader de la FDSEA (Fédération départementale des syndicats d’exploitants agricoles) du Finistère qui aurait eu « l’idée géniale » du bonnet rouge. Pour qui connaît l’implication et les responsabilités énormes qui incombent à la FNSEA (la Fédération nationale de ces mêmes syndicats d’exploitants agricoles) dans les graves problèmes que traversent l’agriculture bretonne et l’agroalimentaire, cette conversion à l’insurrection rouge a de quoi surprendre. La FNSEA a toujours, en accord avec les pouvoirs publics, poussé les agriculteurs vers l’intensif, le productivisme, l’industrialisation, l’endettement et, en fin de compte, la ruine. Beaucoup plus proche d’un lobby patronal que d’un syndicat, la FNSEA a souvent tenu un double discours : collaborationniste avec les pouvoirs publics à tous les niveaux des instances qu’elle contrôle au sein des chambres d’agriculture et des soi-disant « coopératives » qu’elle gère, elle peut le cas échéant (en cas de surproduction ou de mévente) tenir des propos révoltés aux accents poujadistes, corporatistes et appeler à des « actions dures ». Tandis que les gros bonnets, les agrimanagers - qui ne se salissent jamais les mains - vaquent à leurs occupations habituelles dans les salons de Paris ou de Bruxelles, on envoie les troupes (composées en général de plus modestes agriculteurs) en première ligne.
La logique libérale défendue par la FNSEA a conduit en dix ans un quart des exploitations agricoles bretonnes à disparaître. Aviculteurs (chaque exploitation élevant des dizaines de milliers de poulets en général dans des conditions lamentables) et producteurs de porcs (ateliers également gigantesques) se trouvent, du fait de la mondialisation, en concurrence avec des groupes encore plus gros et encore plus « performants » (ceux du Brésil notamment) : les marchés leur échappent et la faillite est en bout de chemin. La production maraîchère, convertie également depuis les années 60 au productivisme outrancier, n’est pas mieux lotie et se heurte également à une forte concurrence.
Étroitement tributaire des transports routiers pour l’acheminement de sa production massive vers les lieux de transformation (abattoirs), de conditionnement (usines diverses) ou d’expédition (les ports), l’agriculture industrielle se trouve donc tout naturellement alliée aux camionneurs.
La fameuse « écotaxe » qui « pénalise » les transporteurs va servir à la fois de trait d’union entre ces deux secteurs en crise et de catalyseur à la fronde. La faillite de l’agroalimentaire breton entraîne par un effet domino toute l’économie régionale dans une crise dont l’issue semble lointaine.
En bout de chaîne, ce sont les ouvriers, transformateurs de produits agricoles, qui trinquent le plus sévèrement. Pour eux la menace n’est pas à conjuguer au futur : la lettre de licenciement est là, sur la table.
On sait assez peu que la Bretagne comprend un taux élevé d’ouvriers dans sa population active (22 % contre moins de 15 % pour les autres régions), avec un taux de chômage qui se situait jusqu’à présent autour de 8 %. C’est sans doute la rapidité et la brutalité avec laquelle les licenciements se sont abattus sur la région, plutôt protégée jusqu’alors, qui peut expliquer en partie que la volonté de sauver l’emploi à tout prix, ait pu conduire un certain nombre d’exploités à faire front commun avec leurs exploiteurs.
Les « Bonnets Rouges » de 1675 semblent, pour autant qu’on puisse le savoir, avoir eu une conscience plus aiguë de leurs intérêts [1]. Il s’agit d’une insurrection populaire paysanne à laquelle des artisans prêtent main forte. C’est une jacquerie en bonne et due forme, avec incendies et pillages de châteaux. La fronde va durer cinq mois et on verra même apparaître une très éphémère république égalitaire baptisée la « liberté armoricaine ». À partir de septembre l’armée exerce une répression féroce sur le mouvement : pendaison des meneurs par centaines, condamnations très nombreuses aux galères et, enfin, début d’une longue et punitive occupation de la région. La troupe loge et se nourrit chez l’habitant, toutes les exactions semblent avoir été permises. 114 ans avant la grande Révolution le pouvoir avait été ébranlé, puis rétabli dans le sang.
Le bonnet rouge était à l’époque le couvre-chef habituel des hommes de centre-Bretagne et est donc devenu le symbole de leur insurrection. La couleur rouge est associée depuis longtemps à l’émeute et à la colère populaire (du moins avant que les adorateurs de Lénine et Staline ne se l’accaparent) et le fait que les actuels bonnets soient rouges n’est évidemment pas un hasard : la référence historique s’étend au-delà de la seule révolte de 1675 dans un but évidement racoleur [2]. Si les idéologues du mouvement actuel avaient choisi de se référer à la chouannerie, l’enthousiasme et l’adhésion eussent sans doute été moindres.
Matériellement parlant, c’est l’entreprise Armor-Lux - bien connue pour ses pulls et ses bonnets marins - qui a fourni gracieusement les premiers couvre-chefs à la FDSEA et aux camionneurs lors de la première manifestation à Pont-de-Buis, puis quelques milliers auraient été vendus à prix coûtant (4 euros) lors de la manifestation de Quimper. Depuis les ventes auraient grimpé jusqu’à 60 000 (au prix de 12 euros). On le voit, pendant « l’insurrection », les affaires continuent. Pour la petite histoire il faut savoir que Armor-Lux fabriquait les uniformes de la police nationale jusqu’à une date récente, vaste marché juteux qui lui a échappé au profit d’un concurrent... à quoi tiennent les engagements politiques !
30 000 personnes d’après les organisateurs (moitié moins selon la police) se sont donc retrouvées à Quimper le samedi 2 novembre [3]. Dans la foule, au-dessus de laquelle flotte une marée de drapeaux bretons, on pouvait relever, pêle-mêle, la présence du MEDEF (le lobby patronal) de Bretagne, des leaders et des troupes de la FNSEA, des patrons de la grande distribution, des entrepreneurs et d’un certain nombre de salariés du transport routier, des employés licenciés du GAD et de Tilly Sabco avec leur patron Sauvaget, de Marc Hébert leader F.O du Finistère. Également présents des élus UMP [4] et l’ancien candidat du NPA à l’élection présidentielle, Philippe Poutou.
Au milieu de tout ce monde l’UDB (Union démocratique bretonne) classée « gauche autonomiste » côtoyait le mouvement Jeune Bretagne (proche du Bloc identitaire) et le Parti du Peuple Breton (autre groupuscule séparatiste et d’extrême droite).
Ce même jour à Carhaix à 70 km de là, la Confédération Paysanne, la CGT, SUD et la FSU appelaient à un autre rassemblement, sans doute désireux de ne pas cautionner par leur présence le confusionnisme ambiant : on a beau être réformiste, cogestionnaire et responsable de l’effondrement de la combativité des travailleurs, on essaye quand même de sauver son image.
Les chiffres parlent d’eux-mêmes, seulement 2 000 personnes à Carhaix. La « tendance lourde » est au confusionnisme et chez les manifestants ouvriers de Quimper, l’identité régionale supplante l’identité de classe. L’appellation du collectif qui était à l’origine de la manifestation de Quimper, « Vivre, décider et travailler au pays » annonce assez clairement le programme : l’union des décideurs et des travailleurs sous le drapeau breton.
La confusion atteint des sommets le 4 novembre à Morlaix : le fameux patron (Sauvaget) de Tilly Sabco (abattoirs de poulets) envahit la sous-préfecture à la tête de 200 manifestants, appuyés par quelques aviculteurs désormais sans débouchés. Le patron réclame des aides de Bruxelles pour faire éventuellement repartir l’entreprise. Assez largement médiatisée, cet épisode plutôt rare, dans les annales des conflits sociaux, permet au patronat de se présenter comme la victime d’une politique étatique injuste, au même titre que les ouvriers. Voilà patrons et ouvriers égaux devant la crise, menant un même combat ! Cette mise en scène permet d’annihiler les « réflexes de classe » des exploités en désignant l’État, pourtant depuis toujours allié naturel et défenseur des exploiteurs, comme seul et unique responsable.
Les affrontements violents survenus au sein du groupe GAD entre les salariés licenciés du site de Lampaul-Guimiliau et ceux du site de Josselin – qui, eux, ont gardé leur emploi - révèlent combien les valeurs de solidarité et d’identité de classe ont été mises à mal par la crise.
Comment en est-on arrivé à cette perte de « conscience de classe » chez ces travailleurs qui pensent avoir des intérêts communs avec leur patron ?
Depuis trente ans et plus les conditions du travail se dégradent, les syndicats reculent à chaque négociation et n’apparaissent plus à personne comme susceptibles de remporter quelque victoire que ce soit. La gauche de gouvernement et ses alliés fidèles appliquent, en gestionnaires honnêtes des intérêts de la bourgeoisie, la même politique d’austérité que la droite. Un véritable déluge de « plan sociaux » (plus de 1 000 en un an) s’abat sur les travailleurs. Rien ne semble pouvoir arrêter l’offensive étatique et patronale. Cette ambiance de « débâcle ouvrière » ne favorise pas l’organisation d’une résistance au niveau national ou international, mais renforce au contraire le sentiment d’isolement autorisant l’émergence de l’illusion des « solutions » locales, régionales.
Le retour de l’affirmation des identités régionales, aux aspirations nécessairement floues et contradictoires, n’affecte pas durablement les pouvoirs en place qui préféreront toujours affronter une colère régionaliste, même affublée d’un bonnet rouge, qu’un véritable mouvement social révolutionnaire.