SAPERE AUDE !

Publié le 11 juillet 2016

Au cours du XVIIIe siècle se développe un mouvement philosophique nouveau qui va bouleverser l’histoire de l’Europe. En effet, des penseurs européens, sous le nom de « _Lumières_ » (en France, Voltaire, Diderot, Montesquieu, ou encore venu de Genève_ : Rousseau), en Angleterre (Locke, Hume), en Allemagne (Kant), en Hollande (Spinoza) vont remettre en question les idées reçues, les traditions et les institutions de l’Ancien Régime au point de faire éclore des révolutions comme celle de 1789. Ces penseurs ont permis le passage de l’ordre ancien à notre monde moderne et la liquidation de l’Ancien Régime reposant sur des valeurs devenues archaïques.

Aujourd’hui pourtant, de nombreuses critiques s’élèvent contre les philosophes des Lumières. Quels sont les principes de leur philosophie_ ? Pourquoi remettre en question, aujourd’hui, leur apport à notre monde moderne ?
« Sapere aude ! Aie le courage de te servir de ton propre entendement ! Voilà la devise des Lumières_ » telle que Kant la définit dans le traité « Qu’est ce que les Lumières ? » paru en 1784. Ce qui nous frappe, c’est bien que le mouvement des Lumières trouve son unité, non pas dans un contenu philosophique, mais dans une démarche intellectuelle_ : l’émancipation de l’esprit, la décision courageuse de tout soumettre au libre examen de la raison, « (…)_la sortie de l’homme de sa minorité, (…) c’est-à-dire de se servir de son entendement sans la direction d’autrui » [1].

En 1680, le passage d’une comète suscite de nombreuses alarmes. Bayle se saisit de l’occasion et rédige ses Pensées sur la Comète [2] où il démontre par une argumentation rigoureuse que les comètes sont des phénomènes naturels et n’ont rien de miraculeux. Critique de la tradition, de la superstition, légitimité du libre examen critique, primauté de l’expérience et de l’esprit scientifique, indépendance de la morale par rapport à la religion, tout l’esprit des Lumières est déjà là... Les religions, les croyances, les dogmes sont ainsi les cibles de l’esprit critique des philosophes. Tout est passé au crible de la raison : les incohérences, les absurdités, les contradictions, les abus. La folie des guerres, de l’intolérance religieuse, du pouvoir absolu est dénoncé. Ils vont lutter contre la croyance au surnaturel, fonder la tolérance sur le scepticisme religieux, dissocier la morale de la religion et affirmer l’idée du progrès matériel et moral.

Dans le domaine scientifique, les expérimentations et l’observation deviennent les bases d’une nouvelle méthode rigoureuse. C’est ainsi que Newton, couché sous un arbre, après avoir reçu, dit l’anecdote, une pomme sur la tête, comprend les lois de l’attraction universelle et renverse les anciennes conceptions du monde. D’une vision créationniste (la nature obéit à un plan divin préconçu), mécanique et statique de l’univers, l’on passe à une vision dynamique. Le monde est en constante évolution_ : les reliefs, les espèces animales et végétales, les sociétés humaines, tout est en perpétuel mouvement. Les Lumières croient au progrès, progrès scientifique comme au progrès social, et pour eux l’humanité est en marche vers un futur toujours meilleur qui place, non plus le salut de l’âme dans l’au-delà mais bien le bonheur individuel ici-bas au centre des préoccupations.

L’Encyclopédie [3] est la grande œuvre des Lumières : près de 60 200 articles, 25 000 grandes pages, 2 900 planches écrites par tous les penseurs et spécialistes de l’époque, sous la direction de Diderot et d’Alembert, un philosophe et un mathématicien, pour recenser les connaissances scientifiques, techniques, philosophiques, historiques et pour débattre aussi de l’origine des sociétés, des institutions, de l’économie… Bref, cette œuvre immense est une véritable tour de Babel, composée d’opinions diverses et variées entre lesquelles le lecteur peut choisir à sa guise, à condition d’exercer sa raison critique.

Ainsi, la pensée des Lumières a permis d’entrer dans l’ère moderne : c’est un mouvement intellectuel engagé qui se bat contre l’oppression religieuse et politique et pour la libération de l’homme. L’homme a cette extraordinaire faculté de se perfectionner, par l’instruction et l’éducation, de s’émanciper par la raison. A l’inverse du racisme ou du sexisme qui attribue à chaque race et à chaque sexe une nature dont on ne pourrait sortir, l’homme est, pour les philosophes des Lumières, libre. Dès lors, il a une dignité et des droits inaliénables et universels, qu’il tient de son humanité même. Il ne peut être utilisé comme esclave par exemple, ou colonisé. De cette liberté naturelle, découlent l’égalité et la fraternité naturelles.
Ces idées nouvelles, les Lumières ne les ont pas souvent exprimées dans des œuvres de dissertation philosophique comme cela se fait traditionnellement mais, pour toucher davantage de lecteurs et être plus accessibles, ont préféré écrire en utilisant des formes plus littéraires comme le roman, le récit, ou des dialogues. Ils écrivent aussi, il faut le rappeler, dans des sociétés où règnent la censure et la répression politique. Les œuvres sont imprimées en Hollande clandestinement, les écrivains souvent incarcérés, à la Bastille notamment. Diderot et Voltaire y seront jetés pour leurs écrits. Voltaire et Rousseau vivent près de la frontière suisse où ils peuvent fuir dès que les forces armées interviennent pour les saisir. Nombreux sont les philosophes qui utilisent, afin de détourner la censure, des procédés littéraires comme l’ironie ou l’humour. Ces procédés nécessitent pour être compris une lecture à deux niveaux. Pour toutes ces raisons, les philosophes des Lumières, plutôt que d’énoncer directement leurs thèses ouvertement, préfèrent démontrer l’absurdité des thèses de leurs adversaires. Ainsi, quand Montesquieu dans les « Lettres persanes » [4] fait dire à l’un de ses personnages : « Comment peut-on être persan ? », il dénonce l’ethnocentrisme des aristocrates de la cour qui s’étonnent que d’autres civilisations existent en dehors de la leur. De même, dans « De l’esprit des lois », il présente les arguments des esclavagistes mais leur argumentation est si absurde qu’elle se détruit par elle-même. On trouve sur de nombreux sites internet des citations hors contexte, comme par exemple « Il est impossible que nous supposions que ces gens-là [les esclaves] soient des hommes, parce que si nous les supposions des hommes, on commencerait à croire que nous ne sommes pas nous-mêmes chrétiens » (tiré de l’esprit des lois) qui prouveraient, selon les auteurs de ce type de site, que Montesquieu est raciste et esclavagiste, alors qu’il pointe au contraire la mauvaise foi chrétienne et ses arguments fallacieux.

De même, au XVIIIe siècle, le mot « _nègre_ » signifie simplement « esclave noir » sans connotation péjorative (« niger » en latin signifie noir). C’est pourquoi il faut lire avec une grande prudence les Lumières : nous ne devons pas les lire au premier degré. Les procédés littéraires et l’ironie, employés pour déjouer la censure, doivent nous conduire à chercher quelle est la vraie intention de l’auteur, à travers des indices textuels. Des phrases prises au pied de la lettre ou sorties de leur contexte_peuvent conduire au contre-sens total : n’oublions pas en lisant les Lumières qu’ils en appellent au sens critique, à la raison comme à l’intelligence de son lecteur.

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