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CHIMPANZÉ DU FUTUR OU HUMAIN GÉNÉTIQUEMENT MODIFIÉ ?

Publié le 11 juillet 2016

Le transhumanisme (courant de pensée apparu dans les années 1970/80 aux USA) se propose tout simplement « d’améliorer » l’humanité actuelle sur tous les plans (physiques, intellectuels, émotionnels et moraux) grâce aux progrès des sciences et en particulier des biotechnologies.

Ses adeptes ambitionnent de créer une « trans » ou « post » humanité dont les performances dépasseraient de beaucoup celles de notre actuelle humanité_ : longévité considérablement accrue, résistance aux maladies, intelligence infiniment supérieure, éternelle jeunesse, etc. L’Homo Sapiens fragile, vulnérable, inadapté à la modernité ayant fait son temps, il devrait céder la place à la transhumanité, à « l’humain augmenté ». L’heure de la reconstruction de l’identité humaine aurait sonné. Fort prudemment, les transhumanistes évitent d’employer le mot de « surhomme » qui a laissé de mauvais souvenirs dans l’histoire récente, mais c’est pourtant bien à un eugénisme nouveau (après la fin de l’eugénisme nazi) que s’apparente le transhumanisme. Cette idéologie scientiste [1] n’hésite pourtant pas à se présenter comme l’humanisme du XXIe siècle, à se prétendre héritière des idéaux de perfectibilité et de progrès des Lumières. « Comme les humanistes, les transhumanistes privilégient la raison, le progrès et les valeurs centrés sur notre bien être, plutôt que sous une autorité religieuse. Les transhumanistes étendent l’humanisme en mettant en question les limites humaines par les moyens de la technologie et de la science combinés avec la pensée critique et créative. Nous mettons en question le caractère inévitable de la vieillesse et de la mort. » [2]

Cette soi-disant filiation est évidemment fallacieuse, puisque les projets chimériques, cauchemardesques des transhumanistes sont absolument contraires aux préoccupations des philosophes des Lumières qui souhaitaient avant tout améliorer, changer la société et non adapter l’homme à cette dernière.

On aurait tort de considérer les transhumanistes comme une secte d’illuminés, comme une équipe de savants sérieusement déjantés. L’accélération des innovations dans le domaine des NBIC (Nanotechnologies, Biotechnologies, Intelligence artificielle et Cognisciences ou neurosciences) est telle que ce qui pouvait apparaître hier comme un délire est aujourd’hui bien proche de sa réalisation effective. La fusion homme/machine, but ultime du transhumanisme, n’a-t-elle pas en partie déjà commencé puisque d’ores et déjà smartphones et ordinateurs portables (que l’on peut considérer comme des prothèses numériques) font partie de notre identité.

C’est sur l’irréversibilité de ce processus déjà initié que le transhumanisme fonde sa conception du « progrès » et son argumentation. Dans la mesure où le rapprochement homme/machine est déjà en cours, pourquoi ne pas aller plus loin sur ce chemin puisque de toute façon cette voie sera explorée et que ceux qui refuseront de s’y engager (ou ceux qui n’y auront pas accès) seront les perdants, les « chimpanzés du futur » comme le résume cyniquement le cybernéticien Ken Warwick : « Ceux qui décideront de rester humains et refuseront de s’améliorer auront un sérieux handicap. Ils constitueront une sous-espèce et formeront les chimpanzés du futur ».

Hier comme aujourd’hui, là où il y a de la « surhumanité », la « sous-humanité » n’est pas loin.
Pour rallier à sa croisade de l’avènement d’une surhumanité un maximum de croyants, pour gagner les faveurs de l’opinion publique, de la communauté scientifique et des autorités, le transhumanisme table sur la recherche médicale réparatrice (qui apporte une amélioration effective à des malades souffrant de pathologies diverses ou à des victimes d’accident graves). Les transhumanistes proposent qu’une application « améliorative » de ces innovations médicales, thérapeutiques, soit accessible à des sujets sains, bien portants, à seule fin d’augmenter leurs performances. La recherche médicale avancée et son détournement constituent donc le fer de lance de la propagande transhumaniste. Abondant dans le sens des transhumanismes, l’ex-ministre de la recherche Geneviève Fioraso avait notamment déclaré, en 2006 : « Lorsque vous avez des oppositions à certaines recherches et que vous faites témoigner des associations de malades, tout le monde adhère ».

Personne, il faut l’espérer, ne souhaite s’opposer à ce qu’un aveugle puisse recouvrer la vue grâce à la greffe d’une rétine artificielle couplée à un implant dans le cerveau. Que cette vue retrouvée s’avère en fait meilleure que celle des « _voyants_ » va permettre aux transhumanistes de proposer ces greffes à des sujets en bonne santé mais désireux d’acquérir une « supra-vision ».

La recherche sur les prothèses a fait des progrès considérables et a débouché sur la mise au point de prothèse « _bioniques_ », ultra-performantes, directement couplées au cerveau du sujet appareillé. Les premiers bénéficiaires ont été les soldats américains, de retour d’Irak ou d’Afghanistan, qui avaient perdu là-bas jambes ou bras au combat. Des prothèses bioniques, les chercheurs sont passés à la création d’un exosquelette ou squelette extérieur qui peut permettre à une personne paralysée de marcher mais qui, adapté à un sujet bien portant, peut accroître sa force et sa résistance de façon prodigieuse. Toutes les armées du monde sont évidemment extrêmement intéressées par ce genre d’innovations.

Ces quelques exemples illustrent la façon dont les transhumanistes cherchent à passer de la réparation thérapeutique à l’amélioration, à l’augmentation de l’humain : dans la mesure où ces techniques existent et sont en progrès constant, pourquoi ne pas les utiliser à d’autres fins et notamment à accroître les potentialités humaines ?

Mais l’amélioration « mécanique » de l’humain n’est pas la seule voie qu’explorent les transhumanistes ; l’ingénierie génétique, elle aussi, doit concourir à l’avènement de l’homme nouveau, génétiquement transformé, augmenté.

C’est évidemment au nom de la liberté que les transhumanistes avancent leur idée d’amélioration physique. Et effet, selon eux, l’homme doit échapper à son déterminisme génétique, s’affranchir du joug de la loterie naturelle de l’évolution, conception qu’ils résument dans leur slogan « From Chance to Choice » (« Passer du hasard au choix »). Il s’agit donc pour eux de créer un humain génétiquement modifié, physiquement plus fort, résistant aux maladies et, bien évidemment, doté d’une intelligence supérieure. « L’humanité ne doit pas en rester là, elle n’est qu’une étape sur le sentier de l’évolution, pas le sommet du développement de la nature_ » déclare Max More (« Le post-humain en devenir ») tandis que Moravec, autre ponte du transhumanisme américain, n’hésite pas à affirmer : « Notre ADN se trouvera au chômage, il aura perdu la course à l’évolution ».

Pour parvenir à ses fins, la reconstruction, la programmation de l’identité humaine, le transhumanisme compte sur la convergence des NBIC, sur leur étroite interdisciplinarité, pour accélérer de façon significative les innovations. Malheureusement, cette collaboration entre ces différents domaines donne des résultats certes étonnants mais très inquiétants. Les transhumanistes sont des gens pressés et ils se sont lancés dans une véritable course (à l’abîme) pour réaliser leurs chimères. Le système néo-libéral, entièrement fondé sur la compétitivité, la concurrence, la performance, en a rapidement compris tout l’intérêt.

La maîtrise de ces technologies de pointe assurera à la puissance qui les détiendra une domination sans partage sur le reste du monde et confortera à terme toutes les oligarchies en accroissant leur pouvoir sur les populations, car on peut raisonnablement penser que si « augmentation » il y a, elle sera à géométrie variable (deviendrait-elle égalitaire, elle n’en serait pas moins une tentative monstrueuse de destruction de l’humain). Les recherches transhumanistes suscitent donc l’intérêt des stratèges, militaires et politiciens, mais bien entendu aussi des grands groupes industriels et marchands.

Le futur marché de « l’augmentation humaine » est énorme et les bénéfices qui en découleront seront mirifiques. Le seul marché des neurodispositifs (implants pour ceci ou cela) avoisinerait les 11,61 milliards en 2021. La boutique transhumaniste, en vendant de la longévité accrue, de la santé garantie et de la super-intelligence est sûre de son succès commercial. Les géants du Web, comme Google, et tous les industriels high tech, les labos pharmaceutiques, financent donc sans compter tous ces programmes qui, par le passé, aurait pu paraître sulfureux.

L’augmentation des profits (à défaut d’augmentation de l’humain) est en marche. La prochaine mise en vente du « _surhomme en kit_ » sera véritablement un business en or. Les économies en crise ne pouvaient rêver de l’ouverture d’un marché aussi vaste…

La volonté de soumettre la nature, la planète, aux seuls impératifs du profit a conduit à la catastrophe écologique que nous connaissons. Cette même volonté de puissance appliquée à transformer l’identité humaine ne peut, elle aussi, qu’aboutir à un désastre, à un renforcement par rapport à la machine : sa prétendue « augmentation » ressemblera bien plus à un asservissement, à une diminution de sa liberté qu’à tout autre chose.

« Cet homme futur, que les savants produiront, nous disent-ils en un siècle et pas davantage, paraît en proie à la révolte contre l’existence humaine telle qu’elle est donnée, cadeau venu de nulle part (laïquement parlant) et qu’il veut pour ainsi dire échanger contre un ouvrage de ses propres mains. Il n’y a pas de raison de douter que nous soyons capables de faire cet échange, de même qu’il n’y ait de raison de douter que nous soyons capables à présent de détruire toute vie organique sur terre. La seule question est de savoir si nous souhaitons employer dans ce sens nos nouvelles connaissances scientifiques et techniques, et l’on ne saurait en décider par des méthodes scientifiques. C’est une question politique primordiale que l’on ne peut guère par conséquent abandonner aux professionnels de la science ni à ceux de la politique » écrivait déjà, en 1958, Hannah Arendt dans Condition de l’homme moderne.

Sources :

  • Films DVD : « Le silence des nanos », Julien Colin et « _Un monde sous-humain », Philippe Borel.
  • Ouvrage : « La révolution transhumaniste », Luc Ferry. Articles : « Transhumanisme, du progrès de l’inhumanité » et « Trois jours chez les transhumanistes » du groupe PMO (Pièces et Main d’œuvre) de Grenoble.