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ALEXANDRE GROTHENDIEK

Publié le 23 décembre 2014

A ce moment-là, nous n’avions jamais entendu parler de Grothendiek [1]. Nous savions que c’était un mathématicien – c’était écrit sur la couverture de sa revue - pas que c’était un « savant », un des plus grands mathématiciens de tous les temps. Nous ne savions pas plus qu’il était le fils de militants anarchistes résolus. Mais l’intérêt n’aurait pas été plus grand si nous l’avions su.

L’un d’entre-nous (Pierre M.) avait trouvé, je ne sais ni où ni comment, le premier numéro de sa revue, une sorte de fanzine ronéotypé, à l’apparence plutôt minable et au tirage confidentiel, dont le titre était « Survivre » [2]. Je me souviens avec une certaine émotion du compte-rendu détaillé qu’il nous en fit lors d’une réunion de militants de la CNT-AIT de Toulouse, au tout début des années 70. Il y avait dans ces pages beaucoup de choses qui nous étaient familières et que nous partagions (en particulier la dénonciation du lobby militaro-industriel), d’autres qui nous hérissaient le poil, mais surtout, et même si c’était un peu « en passant », quelque chose qui, jusque-là, ne nous avait pas frappés et qui nous parut, d’un coup, de la plus grande pertinence : la fragilité de la terre et de la « Vie » avec un grand « V », les risques que font peser sur elles la dévastation de l’environnement et la pollution et donc la nécessité d’une prise de conscience écologique. C’est une évidence pour (presque) tout le monde aujourd’hui, mais, il y a plus de 40 ans, c’était comme si un voile venait de se déchirer sous nos yeux.

La lecture de « Survivre » ne fit pas de nous des militants « écologistes », d’autant que si Grothendiek est aujourd’hui reconnu comme le fondateur de «  l’écologie politique », sa pensée politique nous apparut bien faible. La revue en effet ne faisait aucun lien entre l’organisation économique de la société (le capitalisme) et les destructions environnementales qu’elle dénonçait, pire même, elle rejetait la notion de lutte des classes. De telles faiblesses idéologiques ne pouvaient que nous faire pronostiquer des évolutions négatives.

Cependant, nous n’avons pas jeté le bébé avec l’eau du bain, et, dès cette époque nous avons intégré l’apport écologique dans l’élaboration de la pensée globale qui est celle de la CNT-AIT. De ce point de vue Grothendiek a donc été un contributeur à notre pensée et c’est pourquoi il me paraît légitime de saluer sa mémoire.

Pour en revenir à « Survivre », ce qui faisait la force de la revue, c’était sa sobriété (dans la forme) et sa volonté de s’attaquer aux problèmes (militarisation de la recherche, technoscience, pollution…) par un effort lucide, par une réflexion rationnelle pour ne pas dire rationnaliste. Pour cela, « Survivre » annonçait un programme robuste de diffusion de connaissances scientifiques dans des domaines ou l’ignorance militante est en général énorme, comme par exemple la biologie.

Cette approche nous semblait riche de conséquences. Mais, dans l’après 68, un tel message était, en dehors de quelques groupes comme le nôtre, parfaitement inaudible. D’un côté, il se heurtait à la rigidité intellectuelle et au verbiage en boucle des maos, des trotskistes, des « marxistes-libertaires », pour lesquels la pollution, la destruction de l’environnement ne pouvaient être que de faux problème (puisque Marx, Mao, Lénine, Staline, Trotski ou Daniel Guérin – suivant le dieu de chacun - n’en parlaient pas « dans leurs œuvres complètes ») ; de l’autre, il y avait une énorme mouvance crypto-libertaire, mao-spontex, ou voulant « retourner à la nature » qui, avec des slogans tels que « sous les pavés, la plage », se proposait de « jouir sans entrave » en prenant ses « désirs pour la réalité ».

LE DILEMME DE SURVIVRE

Consciemment ou pas, « Survivre » se trouva donc face à un dilemme : continuer sa route quelque peu solitaire, en espérant qu’avec le temps son message finirait par être entendu ou bien « s’adapter » à la clientèle potentielle en adoptant les « codes » de cette dernière quitte à diluer (et parfois abandonner) ses positions initiales. « Survivre » ne resta pas longtemps une revue austère. Des dessins humoristiques apparurent très rapidement, le ton changea, le programme de diffusion de la culture scientifique fut oublié, la pensée rationnelle s’effaça au profit de propos plus ou moins fumeux. L’adjonction au titre initial, jugé trop pessimiste, de « et Vivre  » signa pour nous la défaite idéologique des initiateurs du projet. C’est du moins ainsi que nous l’analysâmes à ce moment et cela me semble toujours vrai [3]. Cette revue et le mouvement dont elle était l’expression, bien que très radicaux et prometteurs dans le domaine de l’écologie, disparurent en peu d’années, laissant finalement comme « héritiers » des Verts bien mous et parfaitement intégrés [4].

L’exemple de « Survivre » est à méditer, car le dilemme devant lequel se trouva la revue est en permanence celui du mouvement libertaire : faut-il tenir la ligne de crête des principes (en intégrant dans le corpus idéologique des éléments nouveaux de valeur, telle l’écologie) ou bien faut-il s’adapter à l’air du temps, se plier aux modes et codes du moment, et, insensiblement abandonner le projet initial ?

Un autre point me semble digne de réflexion. A un moment ou l’une des modes, des « airs du temps » dont nous venons de parler, est de revendiquer des « racines », de se cramponner à « son patrimoine culturel » (au contenu souvent piteux), de vouloir instituer en État sa région, la vie et l’œuvre de Grothendiek viennent souligner combien la nouveauté, la richesse intellectuelle (et pour ce qui est de Grothendiek, le génie) surgissent du mélange, du hachage à la moulinette, d’une multitude d’apports intellectuels. Sa première formation, il la doit à ses parents : Johanna Grothendiek, sa mère, lui apporta quelque chose des Pays-Bas et du protestantisme dans lequel elle avait été élevée. Elle lui apporta également l’anarchisme dont elle fut une militante ardente. Son père Sacha Shapiro, militant anarchiste également [5], lui apporta quelque chose venu du judaïsme, du Yiddishland et de l’Ukraine où il était né.

Alexandre Grothendiek s’imprégna ensuite d’un apport allemand, étant scolarisé chez un pasteur luthérien de Hambourg, puis d’un apport français (scolarité au collège cévenol de Chambon-sur-Lignon, études à Montpellier). Il puisa également au Brésil, aux USA, au Canada… tous pays dans lesquels il travailla. Alexandre Grothendiek a été un citoyen du monde [6], la force de sa pensée s’explique, pour partie au moins, ainsi.

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