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LES LUMIÈRES ET L’ESCLAVAGE

Publié le 9 octobre 2016

L’article « Sapere aude ! » publié dans votre précédent numéro aborde rapidement, vers la fin, un point essentiel de la doxa anti-Lumières : leur rapport à l’esclavage. Face à l’avalanche d’âneries que l’on peut lire ou entendre sur ce sujet, je vous propose de faire un point.

  L’AIR DE LA CALOMNIE

Si l’on tape sur « Google » les termes « histoire de l’esclavage », on tombe très facilement – ce n’est qu’un exemple – sur la revue Hérodote qui affirme, péremptoirement, « L’esclavage, pudiquement qualifié d’institution particulière par les élites des Lumières, a été progressivement aboli à la fin du XVIIIe siècle et au XIXe siècle dans les États américains et les colonies européennes grâce à l’action des sociétés philanthropiques d’inspiration chrétienne. » [1] Deux remarques s’imposent : peut-être quelque auteur français des Lumières a-t-il employé cette expression, mais malgré une lecture assidue, je ne l’ai encore jamais rencontrée. En fait, l’expression est de Thomas Jefferson, le 3e président des USA, qui possédait lui-même des esclaves. Attribuer son expression « pudique » à l’ensemble des Lumières constitue une généralisation totalement abusive. Et ajouter que la lutte contre l’esclavage fut « d’inspiration chrétienne » [2], un parfait contre-sens au moins en ce qui concerne la France, comme nous l’allons voir. Mais on peut lire encore pire : de la calomnie pure et dure. Ainsi le Guide vert de Bretagne a osé imprimer que Voltaire aurait eu « une part de 5000 livres dans un négrier nantais » sans apporter, bien sûr, le moindre début de preuve ; affirmation reprise, quoique sous une forme non chiffrée, mais toujours sans l’ombre d’une preuve par des politiciens comme… Christiane Taubira, mais que l’on retrouve aussi – c’est un comble – dans une brochure du mouvement pédagogique Freinet et, bien entendu, distillée par des journaleux en mal de « révélations » [3].

C’est la fameuse technique de la calomnie, décrite par Beaumarchais, un des esprits les plus pétillants des Lumières : « … il n’y a pas, écrivait-il, de plate méchanceté, pas d’horreurs, pas de conte absurde qu’on ne fasse adopter aux oisifs d’une grande ville, en s’y prenant bien.... D’abord un bruit léger, rasant le sol [...] telle bouche le recueille, et, piano, piano, vous le glisse en l’oreille adroitement ; le mal est fait : il germe, il rampe, il chemine, […] éclate et tonne, et devient un cri général […] » [4]

Et nous en sommes là : d’insinuations fielleuses en affirmations parfaitement fausses, la campagne réactionnaire contre les Lumières bat son plein depuis plusieurs années, tant et si bien que beaucoup de lycéens, qui en ont lu au maximum une demi-page, sont persuadés que Montesquieu (quand ils le connaissent) est un esclavagiste et que les autres Lumières ne valaient pas mieux.
Voyons donc ce qu’il en est en réalité.

  DE LA PRÉHISTOIRE AU XVIIIe SIÈCLE : DES SIÈCLES D’ESCLAVAGE

Pour comprendre des textes anciens, il est nécessaire de les resituer dans leur contexte et donc de rappeler, au moins à grands traits, ce qu’était l’époque à laquelle ils ont été rédigés. Cette époque, ce XVIIIe siècle dans lequel apparaissent les Lumières est, comme toute la période qui la précède, un siècle esclavagiste, en France et dans le monde.

Sur le plan mondial, personne ne s’insurge alors (ni même longtemps après) contre la « traite orientale » des esclaves, pourtant « la plus longue en durée et la plus importante en nombre d’esclaves puisqu’on estime que 17 millions de noirs seront mis en esclavage » et cela pour alimenter « le monde musulman en esclaves noirs, d’abord dans l’empire arabe puis dans l’empire Ottoman. » [5] pas plus d’ailleurs que contre la « traite intra-africaine » qui, d’une part a fourni les esclaves de la « traite atlantique » mais aussi alimenté la « clientèle » africaine (« 14 millions de noirs furent ainsi réduit en esclavage sur place » [6].).

La Grèce, Rome ont pratiqué l’esclavage. La France l’a aussi connu. Même en plein XVIIIe siècle, le servage (une forme locale d’esclavage) y persiste encore. L’esclavage est considéré comme tellement normal qu’à la fin du XVIIe il est réglementé par un texte juridique, le Code noir (1685) [7]. Les dispositions de ce code seront progressivement aggravées par Louis XV. A cette époque, La France est un pays dominé, écrasé même par l’église catholique. Et celle-ci, qui n’a jamais hésité à avoir des esclaves [8], justifiait sa position par le droit canonique, l’Ancien et le Nouveau Testament ainsi que par les Pères de l’Église. Si bien que les grands savants théologiens catholiques de l’époque, à commencer par Bossuet et en suivant par Jean Pontas, Germain Fromageau, Bellon de Saint-Quentin « n’ont jamais mis en discussion la légitimité de l’esclavage, notamment de l’esclavage des noirs » [9] Pire, pour le célèbre Bossuet ; condamner l’esclavage ce serait « condamner le St Esprit qui ordonne aux esclaves, par la bouche de St Paul, de demeurer dans leur état et n’oblige point les maîtres à les affranchir’’ » [10]. D’ailleurs, et c’est une donnée essentielle pour comprendre l’acceptation de ce crime par une société pétrie de christianisme, « La justification officielle de la traite est l’évangélisation des Noirs » [11].

Comme les choses, surtout sur une période de plusieurs siècles, sont rarement d’un bloc uniforme, il faut dire également qu’avant le mouvement des Lumières il y eut, ça et là, quelques tentatives courageuses d’interdire ou d’abolir l’esclavage mais sans effet pratique sur l’esclavage dans les colonies.

En résumé, quand le mouvement des Lumières apparaît, il baigne, comme toute la société, dans cet esclavagisme. Et c’est par un effort soutenu de réflexion et de critique qu’il va réussir à s’en dégager.

  « QUE LES COLONIES EUROPÉENNES SOIENT DONC PLUTÔT DÉTRUITES, QUE DE FAIRE TANT DE MALHEUREUX ! »

Les Lumières, il faut le rappeler, ne constituent ni une « école » ni un courant homogène. Ces auteurs (dont un petit nombre viendra du clergé) polémiquent souvent entre eux avec la plus grande virulence. Leur point commun est de vouloir penser par eux-mêmes, d’accepter la discussion, d’évaluer les raisonnements des uns et des autres et… d’évoluer en fonction de la pertinence des arguments.

Partant d’une société dans laquelle l’esclavage est une sorte « d’évidence » générale, que personne ou presque ne questionne, il n’est pas étonnant que « L’élaboration de la culture critique anti-esclavagiste au XVIIIe siècle [… n’ait pas été] sans hésitations puisque cette critique devait briser une longue tradition de légitimation théorique de l’esclavage qui, auparavant, n’avait jamais été mise en question en ces termes. » [12] . C’est par une sorte de tâtonnement que cette critique s’élabore. Pour schématiser, on peut observer trois phases : celle où l’esclavage n’est pas reconnu comme un problème ou même est admis (quelques rares auteurs en resteront à ce stade), celle du début de la réflexion éthique avec des contradictions et des ambiguïtés, et enfin celle de la révolte et de l’affirmation de l’anti-esclavagisme (à partir des années 1770). Les textes des principaux auteurs vont nous montrer les conclusions auxquelles ils parviennent.

VOLTAIRE

C’est sous forme d’un conte, un genre qu’il affectionnait pour faire passer ses idées chez le plus grand nombre possible, que Voltaire s’attaque à l’esclavage : « En approchant de la ville, ils rencontrèrent un nègre étendu par terre, n’ayant plus que la moitié de son habit, c’est-à-dire d’un caleçon de toile bleue ; il manquait à ce pauvre homme la jambe gauche et la main droite.

  • Eh, mon Dieu ! lui dit Candide en hollandais, que fais-tu là, mon ami, dans l’état horrible où je te vois ?
  • J’attends mon maître, monsieur Vanderdendur, le fameux négociant, répondit le nègre.
  • Est-ce M. Vanderdendur, dit Candide, qui t’a traité ainsi  ?
  • Oui, monsieur, dit le nègre, c’est l’usage. […]
  • Ô Pangloss ! s’écria Candide, tu n’avais pas deviné cette abomination ; c’en est fait, il faudra qu’à la fin je renonce à ton optimisme. […] Et il versait des larmes en regardant son nègre, et, en pleurant, il entra dans le Surinam. » [13].

Et Candide, qui n’avait pas perdu son optimisme devant les plus grands désastres (tel le tremblement de terre de Lisbonne) le perd irrémédiablement quand il est confronté à cette abomination qu’est l’esclavage.

ROUSSEAU

Dans ce qui est son ouvrage fondamental de philosophie politique, « Du contrat social », Jean-Jacques Rousseau consacre un chapitre, « De l’esclavage », à cette question. Il débute par ces mots : « Puisque aucun homme n’a une autorité naturelle sur son semblable, […]. » et se conclut, à la suite de tout un raisonnement par : « Ainsi, de quelque sens qu’on envisage les choses, le droit d’esclave est nul, non seulement parce qu’il est illégitime, mais parce qu’il est absurde et ne signifie rien. Ces mots, esclavage et droit, sont contradictoires ; ils s’excluent mutuellement. Soit d’un homme à un homme, soit d’un homme à un peuple, ce discours sera toujours également insensé : je fais avec toi une convention toute à ta charge et toute à mon profit, que j’observerai tant qu’il me plaira, et que tu observeras tant qu’il me plaira. » [14]

Par « le droit d’esclave » il faut bien entendu entendre « le droit d’avoir des esclaves ». Ce droit est nul, nous dit Rousseau, qui illustre son propos en soulignant le caractère tout à fait léonin de toute « convention » qui régirait l’esclavage.

DIDEROT

Denis Diderot est encore plus clair quand il écrit : « À qui, barbares, ferez-vous croire qu’un homme peut être la propriété d’un souverain ; un fils, la propriété d’un père ; une femme, la propriété d’un mari ; un domestique, la propriété d’un maître ; un esclave, la propriété d’un colon ? » [15].

En quelques lignes, Diderot s’attaque non seulement à l’esclavage mais aussi au servage, au patriarcat et au machisme ! Et c’était il y a plus de 200 ans ! C’est peu de dire que l’ouvrage dont sont extraites ses lignes ne plut pas aux autorités. Le Parlement et l’Église le censurèrent et Louis XVI le fit brûler publiquement. Le directeur de publication partit prudemment en exil…

CONDORCET

Condorcet de son côté dénonce vigoureusement une époque « … souillée par de grandes atrocités. Elle fut celle des massacres religieux, des guerres sacrées, de la dépopulation du nouveau monde. Elle y vit rétablir l’ancien esclavage, mais plus barbare, plus fécond en crimes contre la nature ; elle vit l’avidité mercantile commercer du sang des hommes, les vendre comme des marchandises […] et les enlever à un hémisphère pour les dévouer dans un autre, au milieu de l’humiliation et des outrages, au supplice prolongé d’une lente et cruelle destruction » [16].

Il s’adresse directement aux esclaves : « Quoique je ne sois pas de la même couleur que vous, je vous ai toujours regardé comme mes frères. La nature vous a formés pour avoir le même esprit, la même raison, les mêmes vertus que les Blancs. Je ne parle ici que de ceux d’Europe, car pour les Blancs des Colonies, je ne vous fais pas l’injure de les comparer avec vous (…). Si on allait chercher un homme dans les Isles de l’Amérique, ce ne serait point parmi les gens de chair blanche qu’on le trouverait. » [17].

La condamnation de l’esclavage et de ceux qui la pratiquent est claire.

DE JAUCOURT

Louis de Jaucourt est moins connu du grand public. C’est pourtant, peut-être, un des auteurs qui illustre le mieux l’universalisme des Lumières. Après des études de théologie (protestante) à Genève, il se rend à Cambridge pour étudier mathématiques et physique, puis il poursuit sa peregrinatio academica à Leyde où il devient docteur en médecine. Louis de Jeaucourt parlait cinq langues vivantes (français, allemand, anglais, italien, espagnol) et maîtrisait deux langues mortes (grec et latin). Fin connaisseur des littératures anciennes et modernes et bien instruit en histoire et politique, philosophie et théologie, physique et mathématiques, chimie et botanique, belles-lettres et beaux-arts, Louis de Jaucourt est le principal contributeur à ce qui fut l’œuvre majeure des Lumières, l’Encyclopédie [18], puisqu’il en rédige à lui seul un bon quart (soit quelques 18 000 articles sur les 72 000 qu’elle comprend, cela sans compter les articles qu’il cosigne). Fuyant les mondanités, travaillant sans relâche à ses articles, de Jaucourt avait fait don de ses biens aux pauvres qu’il soignait, en tant que praticien, à titre gratuit [19].

Voici ce qu’il écrit dans deux articles de l’Encyclopédie « Esclavage » et « Traite des Nègres » :
« Après avoir parcouru l’histoire de l’esclavage, nous allons prouver qu’il blesse la liberté de l’homme, qu’il est contraire au droit naturel et civil, qu’il choque les formes des meilleurs gouvernements, et qu’enfin il est inutile par lui-même. […] rien au monde ne peut rendre l’esclavage légitime. »

Dans le second article, de Jaucourt n’hésite pas à aborder les aspects économiques (qui constituent, in fine, un des arguments majeurs des esclavagistes) : « On dira peut-être qu’elles seraient bientôt ruinées, ces colonies, si l’on y abolissait l’esclavage des nègres. Mais quand cela serait, faut-il conclure de là que le genre humain doit être horriblement lésé, pour nous enrichir ou fournir à notre luxe ? Il est vrai que les bourses des voleurs des grands chemins seraient vides, si le vol était absolument supprimé : mais les hommes ont-ils le droit de s’enrichir par des voies cruelles et criminelles ? Quel droit a un brigand de dévaliser les passants ? »

Et de conclure, conclusion que nous faisons nôtre :
« Que les colonies européennes soient donc plutôt détruites, que de faire tant de malheureux ! »

C’est de ce mouvement des Lumières que naîtra la première organisation abolitionniste de France, la « Société des amis des noirs » (1788) qui ouvre la voie à l’abolition officielle de l’esclavage par la Révolution française, le 16 pluviôse de l’an II. Napoléon Ier, qui n’avait rien d’une Lumière, rétablit l’esclavage par la loi du 20 mai 1802, et c’est un décret du 27 avril 1848, porté par Victor Schœlcher qui abolira définitivement l’esclavage en France.

  RETOUR SUR L’AIR DE LA CALOMNIE

Comme les textes apportent, pour peu qu’on prenne la peine de les lire, un démenti cinglant à ceux qui veulent assimiler esclavage et Lumières, une deuxième ligne d’attaque – nous en avons dit un mot en introduction – s’est insidieusement développée ; celle qui prétend que les philosophes des Lumières auraient eu un double langage et qu’ils auraient tiré des bénéfices direct de l’esclavage.
De Jaucourt (qui donne tous ses biens), Rousseau (qui vit dans la misère) et bien d’autres étant totalement inattaquables, la calomnie se concentre sur un des auteurs les plus connus Voltaire, et vient accessoirement tenter de salir Diderot.
Dès son époque, Voltaire était surveillé, scruté par ses nombreux ennemis, en particulier les Jésuites qui lui vouaient une haine farouche. S’il y avait eu la moindre contradiction entre ses écrits et sa vie, ils se seraient fait un plaisir de le publier. Or, il n’en est rien. 238 ans après sa mort, alors que des travaux sans nombre lui ont été consacrés dans le monde entier ses ennemis, toujours aussi nombreux, n’ont pas trouvé le moindre début de preuve de ce qu’ils avancent. Il semble que l’origine de cette rumeur nauséabonde se trouverait dans l’article d’une historienne, Nelly Schmidt. Mais elle n’en publie aucune preuve et ne répond pas quand on l’interroge : « Sollicitée à plusieurs reprises d’indiquer sa source, Mme Schmidt ne m’a pas répondu » note Jean Ehrard [20].

Ceci dit, si je me permets un commentaire personnel, je m’étonne que les quelques universitaires et autres individus qui attaquent les Lumières pour de prétendues complicités avec l’esclavage au XVIIIe siècle ne se fassent pas connaître dans la lutte contre l’esclavage aujourd’hui ni en France [21], ni dans le monde. Pourtant, au bas mot, il y a actuellement, au moins 45,8 millions de personnes réduites en esclavage, un tiers d’entre elles étant des enfants [22]. Mais, probablement, travailler à tirer de l’esclavage quelques millions d’enfants et d’adultes est moins « vendeur » (ou moins subventionné) que de cracher sur ceux qui, les premiers, ont lutté pour cette libération. De même, je ne me souviens pas d’avoir vu les détracteurs des Lumières s’élever conte le génocide rwandais, le génocide cambodgien et tant d’autres horreurs. Sans doute étaient-ils trop occupés à leurs misérables recherches pour protester contre les abominations de notre temps.

Parvenu à ce stade, je me permettrai une dernière remarque. Quand on veut « peser » le « pour » et le « contre » il faut aussi « peser » le rapport de forces. Les auteurs qu’on appelle les Lumières n’étaient qu’une poignée, quelques dizaines. Les opposants aux Lumières, au moins ceux qui étaient organisés, formaient de véritables armées (à la veille de la Révolution, le clergé compte 120 000 hommes, essentiellement hostiles aux Lumières) et ils avaient le pouvoir. Critiquer l’organisation sociale exposait à des interdictions (l’Encyclopédie fut interdite), à des bannissements, des exils, à de la prison et même à la mort [23]. Dans ce contexte, avoir dénoncé l’esclavage, un des piliers du système, c’était faire preuve d’un grand courage. Un courage qui manque tant de nos jours aux « élites » intellectuelles pour dénoncer les abominations du monde actuel.

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